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l’Angleterre était pour lui la grande puissance évangélique, et, la voyant placée pour ainsi dire entre l’Évangile et la révolution, il considérait comme un devoir de la détacher de la France pour la rapprocher de la Prusse ; d’autre part, l’amitié que lui inspirait l’empereur de Russie allait jusqu’à l’exaltation, il venait de revoir son beau-frère, le plus grand, le plus saint des hommes, comme il l’appelait souvent ; il avait recueilli directement les paroles de ses lèvres, il avait de nouveau subi l’ascendant de sa personne, il était persuadé que le tsar avait la ferme conviction d’accomplir une haute mission chrétienne, d’obéir à un devoir strict, à un devoir impérieux de souverain chrétien en revendiquant le protectorat de l’église grecque en Turquie ; il reprochait à M. de Bunsen et à tous les hommes d’état anglais de méconnaître la beauté morale ainsi que la parfaite loyauté de cette grande âme. Quels troubles, quelles perplexités pour la conscience de Frédéric-Guillaume ! On retrouve la trace de toutes ces émotions dans la lettre qu’il adresse le 20 novembre à M. de Bunsen. Il faut se rappeler en la lisant que, si les puissances occidentales n’ont pas encore déclaré la guerre à la Russie, la flotte anglo-française vient d’entrer dans le Bosphore (18 octobre 1853) ; il faut se rappeler aussi que l’Angleterre et la France, même à cette dernière heure, n’ont pas tout à fait renoncé à l’espoir de prévenir une guerre générale :

« Potsdam, 20 novembre 1853.

« Deux mots, très cher Bunsen, mais de grande importance. Une lettre de votre main à Manteuffel signale la possibilité d’imprimer une autre direction à la question turque, si les grandes puissances ordonnent à la Porte, — je crois bien lire, — ordonnent à la Porte d’émanciper complétement les chrétiens. Ai-je besoin de vous dire que je m’associerai à cette entreprise avec des transports de joie ? J’éprouve, vous le comprenez, ce que ressent un homme à qui on enlève un quintal de dessus la poitrine. Je ne comprends pas ce que vous insinuez à la fin de votre lettre au sujet des conséquences de notre accession à cette politique ; il faut que tout cela me soit expliqué en détail de votre propre bouche. Si la pensée anglaise est pure, c’est-à-dire si le devoir chrétien joue réellement sa partie dans le concert (ne fût-ce que le second violon), si le ministère anglais a loyalement et avant tout la pensée, la volonté, l’espérance de rétablir la paix et d’empêcher la guerre générale, le Seigneur répandra sur cette entreprise des milliers de bénédictions. Mais…, mais… il faut que la chose soit pure, c’est-à-dire que la haine ne doit pas jouer le premier violon dans le concert. Vous pouvez faire usage de tout ceci à Buckingham Palace et dans Downing-street, suivant que vous le jugerez bon après mûr examen.

« Voici maintenant la pensée de mon cœur que je confie, jusqu’à nou-