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contre son éloquence ; mais il croit volontiers ses parens, ses amis, les camarades de son enfance ou même quelque inconnu d’un village voisin, dont on lui communique les lettres venues d’Amérique. L’émigration s’alimente ainsi d’elle-même, et plus elle croît, plus elle a chance de croître encore.

Il ne faut pas oublier non plus que les bateaux à vapeur et les chemins de fer sont venus lui apporter des facilités nouvelles. Autrefois le voyage était plein de dangers, et souvent encore, sur le pont des bateaux qui partent de Brême ou de Hambourg, les émigrans d’aujourd’hui se racontent d’horribles histoires du temps passé qui sont vraies. Au siècle dernier, des agens hollandais allaient recruter en Allemagne de pauvres gens, les entassaient sur de mauvais bateaux, et les soumettaient à de telles privations que beaucoup mouraient en route. La traversée était fort longue : le missionnaire Yungmann en a raconté une qui dura vingt-cinq semaines, pendant lesquelles moururent 108 passagers sur 156, la famine ayant sévi sur le bateau mal approvisionné. Au débarquement se tenait comme un marché d’esclaves. Pour payer leur voyage, les émigrés signaient des contrats par lesquels ils aliénaient leur travail pour plusieurs années : les plus vigoureux étaient naturellement les plus recherchés, et souvent les membres d’une même famille étaient obligés de se séparer. Peu à peu cette coutume barbare disparut ; mais pendant la première moitié du siècle la traversée fut encore très pénible. Il n’y avait pas de bateaux spéciaux pour les émigrés. Un entrepreneur louait l’entre-pont d’un navire, où il mettait le plus de passagers qu’il pouvait : chacun devait s’être pourvu des vivres nécessaires et faire lui-même sa cuisine ; mais, comme il y avait trois ou quatre cuisines pour quelques centaines de personnes, la plupart vivaient de mets froids, et ce mauvais régime les exposait au mal de mer, au typhus et au choléra : de 1847 à 1848, 20 000 Allemands ou Irlandais moururent en chemin. Aujourd’hui l’émigrant est humainement traité. Les bateaux de Brême et de Hambourg ont installé des cuisines communes ; il y a des inspections d’hygiène au départ et à l’arrivée ; enfin la navigation à vapeur a grandement réduit la durée du voyage. De 1856 à 1869, la proportion des émigrés voyageant par bateau à vapeur s’est élevée de 5 à 88 pour 100. La mortalité n’est plus que de 1 sur 1 000 ; la traversée se fait donc dans les meilleures conditions possibles, et l’appréhension qu’elle causait autrefois a disparu. Or dans le temps où s’accomplissait ce progrès, les États-Unis multipliaient leurs chemins de fer, et par là ouvraient à l’activité des pionniers étrangers l’immense région du far-west, qui serait demeurée déserte, si les moyens de locomotion étaient encore ceux du siècle dernier. Aujourd’hui le voyageur met moins de temps à traverser le continent