Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/283

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

votre futur époux qu’il se dépêche de vous initier à certains mystères dont vous déclarez naïvement attendre la révélation avec une louable impatience ?

— Comme vous voudrez ! répondit-elle d’un ton fâché.

Je crus voir une larme dans ses yeux, et je me hâtai de sortir, fermant involontairement avec un peu de brusquerie la porte derrière moi.

J’étais fort agité, je n’y voulus pas faire attention, j’avais la prétention de travailler. Cela me fut impossible. Je me persuadai avoir besoin de dormir, je ne dormis pas. Au moins je me calmai et fis en dépit de moi-même mon examen de conscience. Pourquoi donc, en retrouvant avec surprise Manoela dans Héléna, avais-je senti redoubler mon dédain, ma méfiance, mon besoin de pédante critique à l’égard de cette inoffensive personne ? Étais-je naturellement pédagogue ? Nullement, j’étais porté à l’examen, et l’examen amène l’indulgence, la méfiance de soi, la tolérance pour les autres. D’ailleurs cette malheureuse fille d’Antonio Perez, que j’avais crue souillée et perdue, que je retrouvais réhabilitée au point d’être à la veille d’épouser M. Brudnel, ne devais-je pas la féliciter en moi-même et voir en elle un exemple de la perfectibilité humaine, tout au moins de sa ductilité sous les souffles bienfaisans de l’honneur et de la charité ?.. Un homme de bien avait pu faire refleurir la conscience dans un être tout instinctif, sorti d’un milieu impur, et j’étais en colère, je ne voulais pas croire à sa conversion, je raillais son besoin d’aimer, je rabaissais son intelligence, j’étais surtout offensé de l’effort qu’elle faisait pour conquérir mon estime ! Pourquoi tout cela, pourquoi ma dureté, mes soupçons, mon injustice peut-être ? Pourquoi une répulsion qui ressemblait à l’antipathie ? Pourquoi une colère sourde comme si, en disposant d’elle-même, elle m’eût arraché un bien qui m’appartenait ? Est-ce donc que je pouvais être jaloux d’elle, est-ce donc que je l’aimais encore ?

Eh bien ! oui, il fallait bien ouvrir les yeux sur moi-même. Je l’avais aimée, je l’aimais toujours. Elle était mon idéal longtemps caressé, ma proie secrètement disputée, mon tourment fièrement maudit, l’espoir et la souffrance de ma jeunesse, le fléau de ma vie, l’écueil de mon honneur, si je n’échappais point au charme que, sans me connaître et sans le savoir, elle avait jeté sur moi.

L’insomnie grandit les tentations et les dangers. À mesure que je comptais les heures de la nuit, je sentais augmenter mes agitations, et je pris la résolution de ne plus revoir la fiancée de sir Richard.

George Sand.
(La troisième partie au prochain numéro.)