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sous un chapeau d’amazone ! Quant à la vertu, on la dit farouche. Un type qu’on ne trouve qu’à Kioto, c’est celui des femmes portefaix. Nous avons rencontré des escouades de ces vigoureuses créatures, fort proprement vêtues, la taille serrée, les jambes enfermées dans des molletières de soie grise, le poing droit sur la hanche et soutenant de la main gauche une grande jatte, un panier de légumes, qu’elles posent sur leur tête avec un coussinet. Parfois elles cheminent à côté de leur mari, qui, les mains libres, conduit son taureau attelé à un char, non par les cornes, mais par les épaules, et retenu par un anneau dans le mufle.

Le 20, l’après-midi fut consacrée au théâtre, où l’on jouait une pasquinade sinistre, la parodie du harakiri (ouverture du ventre). Le héros, après mille péripéties, se perce de son sabre ; le sang couvre sa poitrine ; il veut l’arrêter, il s’en met plein les mains. Un ami s’avance, il le barbouille en voulant lui saisir le bras ; le daïmio s’approche, il est inondé. Une jeune fille, cause première de toute l’affaire, — toujours la femme ! — vient se jeter dans les bras du malheureux ; en un instant, elle est rouge comme une pivoine. Dans la salle, c’est un fou rire général : alors tous les acteurs, y compris le mourant, se dressent et entament un cancan furibond sur lequel la toile tombe.

Un spectacle bien autrement intéressant le soir est celui de la rivière. J’ai dit que c’était un modeste ruisselet ; l’orgueil des habitans de Kioto, leur folie, c’est de prétendre avoir un fleuve. Ils lui ont fait des ponts magnifiques, jetés sur un large fossé presqu’à sec ; mais ils ne s’arrêtent pas là, et pour que l’illusion soit plus complète, le soir venu, les riverains établissent de petits barrages au moyen desquels ils réussissent à étaler en une grande nappe le modeste filet d’eau. Dans ce fleuve, large de 200 mètres et profond de 10 centimètres, on pose des tables basses sur lesquelles la population vient s’asseoir les pieds pendans dans l’eau. Si les places se paient cher, c’est ce que j’ignore, mais j’aurais bien volontiers payé la mienne sur le pont de Godjio, d’où l’on voyait cette population fourmillant parmi des myriades de grosses lanternes dont les reflets scintillaient dans l’eau. N’est-elle pas admirable, la ténacité de ces braves gens qui jouent pour eux-mêmes trente fois par mois le simulacre d’une rivière ?

Notre troisième matinée fut bien employée malgré la pluie. Nous transportant du côté ouest, nous visitâmes une villa au milieu d’un jardin, où habita jadis le grand Taïco-Sama, la plus grande personnalité du Japon. Saluons ces souvenirs historiques, et passons. Non loin se trouve Honkokudji, le plus vaste de tous les temples, le plus riche par l’ornementation, — Hongandji, où l’on a recueilli les restes d’une exposition close, et qui sera peut-être pour nous le souvenir