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force, le peuple sort même asservi : un usurpateur, Boris Godounof, en liant le paysan à la terre, a institué le servage légal. La servitude du peuple est le seul privilége des nobles : ni minorités, ni interrègnes, ni invasions, n’ont pu donner à aucune classe de la nation de droits ou de liberté vis-à-vis du souverain.

À un Russe qui lui disait que l’autocratie avait relevé la Russie abattue par les Tatars, un étranger répondait qu’elle l’avait relevée à genoux. Les formules habituelles des Moscovites vis-à-vis de leurs souverains laissent bien loin derrière elles tout ce qu’inventa jamais la servilité des cours de l’Occident. Dans les pétitions ou les déclarations publiques, grands et petits s’intitulaient les serfs, les esclaves ou kolopy du tsar. Catherine II fut la première à montrer quelque répugnance pour ces abjectes qualifications ; elles étaient si bien dans l’esprit de la nation qu’elles sont souvent employées comme synonymes de sujets. Dans sa fameuse lettre au prince Kourbsky, Ivan IV appelle le roi de Pologne un esclave d’esclaves, voulant dire qu’il était le sujet de ses sujets, et Pierre le Grand lui-même, en rendant compte du siège d’Azof à Romodanovski, auquel il s’amusait à faire jouer le rôle de tsar, prenait vis-à-vis de ce souverain de parade la qualification de serf. Sous Pierre comme sous Ivan, ce n’était pas là un vain mot ; le souverain disposait à son caprice des biens comme de la vie de ses sujets. Habitués à se prosterner devant leurs maîtres en frappant la terre de leurs front, les Russes ont appelé battement de front, tchélobitié, les suppliques remises au tsar. Pour se rapetisser devant leur prince, alors même qu’ils n’étaient point admis en sa présence, les Moscovites, au lieu de signer leur nom dans sa forme ordinaire, aimaient dans leurs pétitions à se servir de diminutifs. Ces formes avilissantes descendant de classe en classe, chacun se faisant petit devant ses supérieurs, la bassesse avec l’arrogance pénétrait de degré en degré jusqu’au fond de la nation. Chez ce peuple esclave, ces formules, pour nous si répugnantes, étaient ennoblies par le sentiment religieux et une naïve sincérité : il s’y mêlait aussi quelque chose de cet esprit patriarcal qui se retrouve partout en Russie. Le tsar, comme le seigneur, était appelé père, petit père, et ces noms, empruntés aux liens les plus chers de la famille, qui aujourd’hui encore donnent à la politesse russe un caractère si primitif et si affectueux, n’étaient point pour le peuple de vains titres. Le dernier des paysans pouvait parler au tsar en le tutoyant, il voyait en lui un protecteur naturel contre l’oppression des boïars, et tous les tsars se sont regardés comme tels. Le souverain était le père investi d’une autorité absolue sur ses enfans, avec la double qualité de la vigilance et de la sévérité paternelles.

Un épisode de l’histoire russe met nettement en relief avec le culte