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vite, donnant au pouvoir plus d’humanité et à la cour plus de décence, plus de politesse et de dignité au gouvernement, plus de régularité aux institutions.

L’œuvre de Pierre le Grand a triomphé de l’incapacité ou des vices de ses successeurs comme des répugnances de son peuple. L’histoire a vu peu de succès pareil : a-t-il été aussi complet que de loin il l’a pendant longtemps semblé à l’Occident ? Dans l’ordre matériel, la réforme a merveilleusement réussi ; armée ou marine, administration ou industrie, toute la Russie moderne remonte à Pierre. Plus d’une des mesures du réformateur, comme ses colléges administratifs, ont pu être des méprises ; d’autres, comme le tableau des rangs et sa noblesse de fonctionnaires, bonnes peut-être pour une période de transition, sont en persistant devenues nuisibles. Une telle entreprise était condamnée aux imperfections, aux erreurs même : ce ne sont pas des défauts de détail qui rendent douteux le succès de l’ensemble. Ce qu’il importerait de savoir, c’est si, en réussissant matériellement dans sa réforme, Pierre a réussi dans son dessein. Le sentier abrupt qu’il lui a fait escalader a-t-il mené son peuple à l’Europe et à la civilisation plus vite qu’il n’y serait arrivé par les circuits d’une route plus douce ? La Russie est-elle aujourd’hui plus réellement civilisée que si son grand réformateur n’eût jamais existé ? Quelque dur qu’en soit l’aveu au génie et à la volonté de l’homme, la chose est douteuse. En son triomphe même, toute cette énergie a peut-être été dépensée en vain. Peut-être la Russie, abandonnée aux naturelles séductions du contact de l’Europe, se fût-elle par degrés plus profondément pénétrée de son influence, s’ouvrant mieux d’elle-même au souffle de l’esprit occidental, et lui empruntant avec plus de discernement ce qui convenait à son tempérament. Aurait-elle réussi à épargner aux Russes de longues transitions et à les faire sauter par-dessus un ou deux siècles de tâtonnemens, la réforme de Pierre aurait encore été chèrement payée. La brusquerie même de l’œuvre eut pour la Russie un quadruple défaut ; il en est sorti un mal moral, un mal intellectuel, un mal social, un mal politique. Prise sous l’une ou l’autre de ces quatre faces, la civilisation imposée par Pierre le Grand a eu des suites regrettables qui sont encore pour beaucoup dans les souffrances et les incertitudes de la Russie contemporaine.

Dans sa passion de progrès, Pierre a négligé une chose sans laquelle toutes les autres sont fragiles. Il a laissé de côté la morale, qui n’est peut-être point un des principes de la civilisation, mais dont aucune civilisation ne saurait se passer. La culture matérielle était ce qu’il enviait à l’Europe, ce qu’il lui voulut surtout emprunter. Il y avait là quelque chose de l’esprit réaliste du Grand-