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plus difficile au monde. En vérité, je ne connais pas de sujet mieux fait pour inspirer un grand poète que le drame orageux de cette tendresse du passé pour l’avenir ; mais quel poète il faudrait pour une telle œuvre ! Ce ne serait pas trop d’un Goethe et d’un Byron réunis, d’un Goethe pour en sonder et en montrer la profondeur, d’un Byron pour en exprimer les violences et les orages. Hélas ! l’avenir est toujours plein d’ignorance, d’imprudence et de confiante illusion, le passé toujours chargé de science et de défiante expérience. L’avenir est toujours libre de chaînes, le passé est toujours chargé d’entraves. Comme je m’entretenais, il y a bien des années, des affaires de Rome avec un jeune noble romain, il me dit ce mot remarquable qui s’applique à bien d’autres qu’aux représentans de la cour pontificale : « Il n’y a pas de transaction à espérer ; ils ont passé les siècles à s’imposer des devoirs, et en ce faisant ils se sont mis des cordes aux bras et aux jambes, en sorte qu’ils ne peuvent plus ni marcher ni se mouvoir. » Telle est l’éternelle histoire du passé et l’éternelle disposition dans laquelle se trouve l’avenir ; toujours il s’est plu à s’imposer des devoirs, des obligations, des convenances, des formes, des habitudes, des usages, des antipathies, et il a vécu si longtemps avec tout cela qu’il en arrive à ne pouvoir distinguer ce qu’il en doit conserver et ce qu’il en doit abandonner, et que les plus futiles de ces choses lui paraissent aussi importantes que les plus essentielles. Aussi le pauvre avenir, qui ne sait jamais rien de ces difficultés, s’avance-t-il toujours plein de naïve confiance pour se heurter à d’invisibles murailles, contre lesquelles il use ses forces et qui changent en colère haineuse son aimante expansion. L’auteur des Soirées de la villa des Jasmins, sans trop y songer peut-être, a fort bien exprimé tous les orages et toutes les glaces de cette éternelle situation dans les scènes d’amour entre Eltha et Lucio. Triste tendresse que celle d’Eltha, et peureuse passion que celle de Lucio ! Avez-vous, à l’exposition de 1867, assisté à l’opération curieuse et presque paradoxale par laquelle on fabrique de la glace avec du feu ? Eh bien ! l’amour d’Eltha pour Lucio m’a rappelé quelque peu ce procédé. Elle repousse elle-même l’amour qu’elle appelle. Alors qu’elle lui ouvre ses bras, elle lui déconseille de s’y précipiter ; elle le décourage au même moment qu’elle l’encourage ; elle le relève pour l’abattre et l’abat pour le relever. Elle exige l’amour et le déconseille d’aimer ; elle ordonne ce qu’elle défend et défend ce qu’elle ordonne. Les tristesses dont la vie a rempli son âme colorent ses paroles d’une ardeur sombre, et les sentimens de son cœur détaché du monde par des déceptions multipliées s’élèvent trop haut pour offrir prise à aucune passion terrestre. Elle appelle l’amour et montre la mort. Le malheureux Lucio a quelque peine à se débrouiller au milieu de ces contradictions et à maîtriser les inquiétudes dont le remplit une si complexe tendresse, et nous le comprenons sans peine ; de plus forts