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ne semble même pas en supposer. Dorothée est protestante, elle deviendra grecque. Elle est fiancée à un autre, elle rompra ses engagemens. La politique prussienne ne s’embarrasse ni des scrupules de conscience, ni des peines de cœur. On envoie à une jeune fille sa feuille de route pour la Russie : elle doit partir comme un régiment ; mais il paraît que Dorothée a de l’affection pour son fiancé, et que celui-ci n’entend pas renoncer à elle. Henri de Prusse s’emploie à lui faire entendre raison, et il est curieux de voir comment le héros de la guerre de sept ans comprend ces affaires délicates. « Je vous prie, écrit-il à son frère Ferdinand, de faire tout au monde chez le prince et la princesse de Wurtemberg pour qu’ils prient le prince de Darmstadt de se désister. S’il lui reste la moindre honnêteté, il ne voudra point troubler le bonheur de deux états dont l’union peut être utile à la tranquillité de l’Europe, et il ne voudra pas, s’il lui reste de l’âme, empêcher le bonheur d’une famille qui par les sentimens généreux de l’impératrice et du grand-duc se trouvera dans un état florissant en comparaison de celui où ils sont à cette heure. » C’était bien aussi l’avis du prince Ferdinand. « Avec le prince de Darmstadt, écrit-il aux Wurtembergeoises, vous pouvez rompre poliment en lui faisant entendre que telles étaient les volontés du roi. S’il a de l’esprit, il cédera pour ne pas se mettre à dos un souverain si puissant qui pourrait le faire repentir des difficultés qu’il opposerait. » Le roi de Prusse lui-même s’en mêlait, et ordonnait d’écrire aux princesses de Wurtemberg « qu’en perdant le prince de Darmstadt elles ne perdaient qu’un mauvais sujet. »

L’héritier de Darmstadt montra en cette occasion « qu’il avait de l’esprit ; » il annonça son désistement à Frédéric II. Il se réservait seulement d’épouser la troisième fille de la duchesse, et le grand Frédéric était bien convaincu « que dans le fond cela revenait au même. » En conséquence le roi, qui tenait tous les fils de cette intrigue matrimoniale et faisait mouvoir à son gré tout ce monde princier, dictait à la mère de Dorothée pour le prince de Darmstadt la lettre suivante ; on y verra que l’incrédule Frédéric savait déjà avec autant d’aisance et d’onction que ses successeurs faire intervenir la Providence dans ses combinaisons. Ce talent est sans doute héréditaire dans la maison de Prusse. « Je crois, disait-il, qu’il faut lui répondre très obligeamment, lui disant que vous croyez devoir, ainsi que lui, vous soumettre à la Providence, qui souvent renverse les projets des hommes pour régler les choses différemment selon les décrets éternels. Pour sa bague, continuait-il en reprenant son ton de persiflage, il faut la lui renvoyer, car votre fille sera assez brillantée sans cela. — Voici la lettre de 40 000 roubles, dont l’adresse est de la main même de l’impératrice. » Le prince qu’on économisait si cavalièrement devait être pourtant ce Louis Ier, grand-