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prit se dérange. L’infortune même où se trouvèrent successivement les deux princes n’était pas une de celles où le malheur tient école ; Paul Ier, comme Pierre III, s’y corrompit plutôt qu’il ne s’y mûrit. Tant de longues années dans l’attente du trône préparèrent à la Russie non des souverains meilleurs, mais des maîtres plus tyranniques. Une catastrophe également tragique termina leur gouvernement, violent et éphémère. Dans cette corruption de la cour et de la société s’engendrèrent à la fois les intrigues qui les dépravèrent et les complots qui les détruisirent.


V.

Le XVIIIe siècle nous montre les souverains sortant de leur défiant et majestueux isolement et condescendant à voyager comme de simples mortels. Le tsar Pierre avait mis à la mode ces équipées princières. Après lui, on avait vu Gustave III en France, Henri de Prusse à Pétersbourg, Joseph II partout. Le grand-duc de Russie Paul Pétrovitch avait déjà, comme nous l’avons dit, visité Berlin. Vers 1780, Catherine II résolut de faire faire à son fils et à sa bru un grand voyage en Europe. Si l’on en croit l’ambassadeur anglais Harris, elle tenait surtout à ce qu’ils allassent à Vienne. Son but était de relâcher les liens d’affection qui unissaient la jeune cour avec la maison de Prusse. Elle craignait que Frédéric II ne prît un jour contre elle les intérêts de son jeune ami, fanatique admirateur de sa gloire, comme Pierre III, et passionné comme celui-ci pour l’alliance prussienne. Catherine savait que Panine, le gouverneur du prince, pour des raisons politiques tout opposées, ne se souciait pas de le voir partir pour l’Autriche, et le caractère soupçonneux de Paul faisait craindre à l’impératrice qu’il ne résistât absolument à un voyage qui lui serait imposé. Il fallait l’amener à le désirer, à le demander de lui-même. Le prince Repnine, neveu de Panine, en cette occasion, trahit son oncle. Gagné par l’impératrice, il inspira peu à peu au grand-duc et à sa femme un extrême désir de voir les grandes capitales européennes. Il était convenable à leur rang, leur faisait-il entendre, profitable à leur instruction, de voir d’autres sociétés et d’autres formes de gouvernement. Les jeunes époux résolurent de soumettre à l’impératrice le projet qu’ils caressaient. Ils lui firent leur demande avec toute sorte d’appréhensions et grand’peur d’être refusés. Catherine joua fort bien la surprise et l’embarras. Comme ils insistaient, elle s’adoucit et finit par céder. Il fallut peu de temps pour fixer l’époque de leur départ, la durée de leur absence, les pays qu’ils devaient visiter. C’est sur ce dernier point qu’éclata le malentendu inévitable. Ils n’obtinrent qu’avec peine l’autorisation de visiter la France ; mais, quand ils parlè-