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aucun degré. On l’attribuerait volontiers à Montesquieu, si un certain besoin de toujours aiguiser en pointe pensées et paroles ne faisait soupçonner que ses traits les plus heureux sont plutôt l’œuvre d’une recherche ingénieuse à l’excès qu’un rayonnement fortuit de la nature. Voltaire le possède, seulement il est presque impossible de le constater chez lui, tant tout détail se noie dans le courant rapide et uni de son style à l’incomparable limpidité. Montaigne, Pascal, Bossuet, La Fontaine, Mme  de Sévigné, voilà les écrivains chez lesquels ce don brille avec une authenticité incontestable. Eh bien ! oserai-je le dire, de tous ces écrivains, il n’en est que deux chez qui il apparaisse avec tout son charme et tous ses avantages, La Fontaine et Mme  de Sévigné. Chez Montaigne et chez Bossuet, ce don est d’une telle abondance qu’il fournit la trame même de leur style, dont on peut dire qu’il est tout entier composé d’expressions trouvées et inventées. Ces grands écrivains ont d’ailleurs tant d’autres parties admirables, que celle-là ne vient qu’en seconde ligne ; mais ce qui n’est que secondaire chez eux est au contraire le principal chez La Fontaine et Mme  de Sévigné : aussi le remarque-t-on, et j’ajouterai, en jouit-on d’autant mieux. Pour si fréquentes qu’elles soient, ces expressions trouvées sont cependant des rencontres, elles se détachent de leurs alentours, éclatent sur la page, s’isolent par leur vivacité, appellent l’attention ou l’arrêtent brusquement. Le plus vif plaisir qu’il y ait dans le monde est l’inattendu ; ce qu’on retient le mieux dans un beau paysage, c’est l’accident ; seulement, si nous rencontrions un paysage composé tout entier d’accidens, nous n’en admirerions que l’ensemble, et nous ne porterions pas une égale attention à chacune des parties. Les mots trouvés sont dans le style ce que l’accident est dans le paysage ; on les goûte d’autant mieux qu’ils ne sont pas le style lui-même, et qu’ils nous prennent par surprise alors qu’on n’avait aucune raison de les attendre.

Ce don de l’expression entraîne logiquement le don de peindre ; aussi Mme  de Sévigné possède-t-elle ce dernier au plus éminent degré. Elle est un admirable peintre des personnes ; cependant il faut encore faire ici une distinction analogue à celle que nous avons faite à propos de son style. De grands portraits, de portraits qu’on puisse dire historiques, étudiés à la Bossuet, ou peints de pied en cap à toute outrance, à la Saint-Simon, ses lettres n’en contiennent guère. Le caractère de Turenne ressort admirablement des pages célèbres où elle a raconté la mort du grand capitaine, mais ces pages tiennent bien plus du panégyrique funèbre que du portrait, et en vérité, parmi tant de héros, de grands seigneurs et de belles dames, je ne vois qu’un seul personnage qu’elle ait fait passer réellement à l’état de portrait historique, le pauvre majordome Vatel. En revanche, ses