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I.

Comme l’église anglicane, l’église russe est une église nationale; comme notre ancienne église gallicane, c’est en même temps une branche d’une grande communion chrétienne élevée au-dessus des divisions de peuples et d’états. Cette communion se donne à elle-même le nom de ''sainte église catholique, apostolique, orthodoxe; nous la désignerons sous cette dernière dénomination, qu’emploient de préférence ses fidèles, réservant le terme de catholique pour sa grande rivale d’Occident. A l’époque de sa rupture avec Rome, l’église orthodoxe orientale ne comptait peut-être point 20 millions d’adhérens; aujourd’hui elle en a environ 80, dont près de 60 sont sujets de la Russie[1] ; sur le reste, la moitié sont des Slaves de Turquie ou d’Autriche. Dans cette église, originairement tout hellénique et que nous appelons encore du nom de grecque, le nombre a passé aux Slaves, et la civilisation comme la puissance donne le premier rôle à la Russie. Il n’y a pas besoin de rappeler quel parti la politique russe a longtemps tiré en Orient de cette double parenté de race et de religion. On a souvent vu dans le catholicisme la forme latine du christianisme, dans le protestantisme la forme germanique ; les Russes aiment à regarder l’orthodoxie comme la forme slavonne. Il y a au moins cette différence qu’au lieu de se la façonner à eux-mêmes, les Slaves, selon leurs habitudes d’emprunt et d’imitation, ont reçu d’autrui leur foi toute faite, et par suite se sont presque également partagés entre les deux églises rivales ou ont flotté indécis de l’une à l’autre. L’élément slave prédomine dans l’église orthodoxe; il ne l’enferme point dans les limites d’une seule famille humaine. Comme le catholicisme et le protestantisme, l’orthodoxie compte parmi ses fidèles des nations de toute race, en Europe les Hellènes et les Roumains, et au milieu même des Russes de nombreuses tribus finnoises, — à l’entrée de l’Asie les Géorgiens, et au cœur de la Sibérie des peuples d’origine mongole comme les Jakoutes, et plus loin les Aléoutes, qui relient le Nouveau-Monde à l’ancien. Elle a des prosélytes jusque dans l’Amérique du Nord, et, en abandonnant l’Aliaska aux États-Unis, les Russes y ont laissé un évêque orthodoxe. Grâce à la Russie, elle a des missions en Chine et au Japon ; de la Mer-Noire au Pacifique, elle prend l’Asie à revers, et, si le christianisme s’empare jamais de ces vieilles contrées, il est probable que la propagande religieuse et politique

  1. Il faudrait défalquer de ce nombre plusieurs millions pour les sectaires russes; mais, comme nous le verrons, le chiffre est difficile à déterminer, et beaucoup sont en révolte contre l’église officielle de l’empire plutôt que contra l’église orthodoxe.