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tés justificatives que l’état civil impose en temps ordinaire. Ces décès, — anonymes pour la plupart, — n’ont donc point été recueillis et ils ne figurent pas sur nos tables mortuaires. J’en dirai le nombre, il est considérable et grossit le total officiel dans des proportions douloureuses. L’inspecteur-général des cimetières, — un fonctionnaire actif, intelligent et dont la tâche est souvent bien lourde, — fut chargé du pénible labeur d’arracher à leur sépulture provisoire ceux que l’on avait cachés sous quelques pieds de terre dans nos squares, dans les caves des maisons en construction et ailleurs; il eut à les réunir aux morts que des fourgons, des charrettes, des tapissières, avaient été verser en tas dans nos champs de repos, et il fit creuser pour tous, — vaincus ou vainqueurs, — une tombe convenable et respectée. 5,322 cadavres portés dans les cimetières aux dernières heures de la bataille et 1,328 corps exhumés à travers Paris[1] élèvent le total de l’année 1871 jusqu’au chiffre probable de 93,410. Le démon des révoltes impies doit être satisfait : l’oblation a été magnifique. La sécheresse de certains procès-verbaux donne le frisson : « rue Haxo, exhumé 57 corps : 11 prêtres, 46 gendarmes. » C’est sinistre.

Tout le monde a souffert pendant ces implacables mois qui vont de septembre à juin, mais surtout les enfans : les pauvres petits, chétifs, grelottant, n’ayant nulle nourriture pour se refaire, n’ont pu résister aux causes de destruction qui les assaillaient, et ils ont succombé en nombre prodigieux; beaucoup ne sont pas arrivés à la lumière, 4,921 mort-nés en 1870, 3,465 en 1871, sont entrés dans les limbes sans passer par le dur chemin de la vie; la proportion entre les sexes est restée la même, car il est à remarquer qu’il meurt toujours plus d’hommes que de femmes, ce qui tient sans doute aux occupations masculines et à l’esprit d’aventure qui, principalement dans les momens de trouble, travaille le cerveau des hommes; aussi sur le total des deux années que j’ai citées plus haut, les femmes ne figurent que pour 70,387, tandis que les hommes ont atteint le chiffre de 89,936. Un fait tout moral et qui prend racine dans les sentimens les plus généreux a augmenté la mortalité dans d’importantes proportions : bien des femmes, bien des vieillards, ont tenu à honneur de ne point abandonner leur ville assiégée. Sans réfléchir que la seule obligation de pourvoir à

  1. Le chiffre des morts de la commune ne sera jamais exactement connu. Nulle exhumation n’a été faite dans le bois de Boulogne ni dans les terrains bordant la route qui va des fortifications à Versailles; le périmètre de Paris même n’a pas été complètement fouillé. Des fédérés morts, évalués à 700 ou 800, ont été enterrés dans un ancien puits d’extraction des carrières d’Amérique. L’excavation a été comblée, nivelée, et ces tristes épaves de nos discordes n’ont point reçu d’autre sépulture.