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çoivent les voyageurs européens et se laissent pénétrer par les mœurs Occidentales, la Transoxiane est isolée du monde par un boulevard de tribus nomades. La population boukhariote demeure étrangère à ce qui se passe au dehors ; les écoles, jadis si fameuses, n’enseignent plus que la théologie; le piétisme est la vertu des grands. On cite trois monarques de cette époque qui renoncent à la couronne pour prendre le bâton de pèlerin et se rendre à La Mecque. Ceux qui restent sur le trône s’abandonnent au fanatisme le plus intolérant : l’un d’eux prohibe le vin et le tabac; ses sujets se rejetèrent sur l’opium. Un autre édicté des lois draconiennes contre les réunions où les deux sexes étaient mêlés; ce fut le signal de désordres les plus honteux. Bokhara, la ville sainte de l’islam, ne fut plus dès lors qu’un repaire de derviches ignorans.

Le khanat de Bokharie ne redevient plus intéressant pour nous qu’au commencement de ce siècle, lorsque ses princes, malgré l’intolérance qui les anime, ne peuvent se soustraire au contact des Européens. L’empire de Timour est alors bien réduit; les Afghans lui ont enlevé les provinces comprises entre l’Hindou-Kouch et l’Oxus; la Perse reste en possession du Khorassan ; les Kirghiz au nord, les Turcomans à l’ouest, ne reconnaissent aucun maître. Cependant les émirs de Bokhara, soit orgueil, soit fanatisme, défient les Russes aussi bien que les Anglais. Ce qu’il en advint, on va le voir.


III.

L’émir Masoum, de la tribu des Manghits, auquel les habitans de Bokhara décernèrent la couronne en 178/i, est bien l’un des plus hypocrites potentats que le monde ait jamais connus. Comme il n’était pas de famille princière, son élévation au trône n’eut d’autre cause que le respect superstitieux qu’inspirait sa dévotion : il passait son temps à méditer dans les mosquées, fréquentait de préférence les derviches mendians dont l’aspect était le plus repoussant; à la mort de son père, il fit distribuer aux pauvres sa part d’héritage sous le prétexte que c’était une fortune mal acquise. Tant d’humilité lui valut le pouvoir suprême; il parut qu’il y visait depuis longtemps, et que, connaissant le fanatisme de ses compatriotes, il avait pris le meilleur moyen d’y parvenir. Il testa sur le trône, pendant dix-huit ans de règne, ce qu’il avait été dans la vie privée, intolérant et rigide observateur des prescriptions les plus futiles. Les Bokhariotes connurent alors le reîs-i-sheriat, gardien officiel des lois religieuses, inquisiteur ambulant auquel né se soumirent jamais les habitans de Constantinople ou d’Ispahan, et que l’on vit tout au plus à Médine ou à La Mecque aux époques de la plus grande ferveur. Le reïs parcourait chaque jour les rues de la ville suivi d’une escorte