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on vit Nasroullah s’abandonner à tous les excès. que peut rêver un potentat asiatique : les marchands étrangers étaient mis à rançon sous le plus futile prétexte; les natifs eux-mêmes, dès qu’ils laissaient soupçonner quelques richesses, n’échappaient à la prison qu’en offrant à l’émir des présens considérables. D’innombrables espions surveillaient les gestes et les dires de chacun, au bazar, à la mosquée, dans les promenades publiques. Les prêtres musulmans étaient seuls épargnés; ce monarque les ménageait à tel point qu’il accordait au chef des oulémas une sorte de veto sur ses propres actions. La religion, telle qu’on la comprenait alors dans l’Asie centrale, n’avait au reste rien de gênant. Nasroullah y gagnait d’être appelé publiquement « le prince des vrais croyans, l’ombre de Dieu sur la terre, » — titres pompeux qui ne le satisfaisaient pas. Jaloux de marcher sur les traces de ses ancêtres Timour et Baber, il voulut mériter comme eux le surnom de « conquérant du monde. » Il ne craignait ni les Russes ni les Anglais, dont le peuple s’entretenait beaucoup dans les bazars. Avant de parler de ses campagnes, il est utile d’exposer quelle était alors la situation politique de cette région.

L’ancien empire de Timour s’était bien fractionné depuis quatre siècles, et la famille ousbek des Manghit, à laquelle était échu le trône de Bokhara, était loin de posséder toutes les provinces qui avaient appartenu jadis aux souverains de Samarcande. Tout près de la vallée du Zerefchan, la ville de Sheri-Sebz, berceau de Timour, et le territoire environnant vivaient dans une complète indépendance. Au nord-est, les khans de Khokand, de famille mogole, avaient secoué le joug des émirs. Vers l’ouest, les Ousbegs du Kharism ne s’entendaient pas avec leurs frères de Bokhara; quoique de même origine, ces deux peuples voisins se sont toujours disputés. Au dire des gens de Khiva, les Bokhariotes sont des hommes de mauvaise foi, comme les Tadjiks au milieu desquels ils vivent, tandis que ceux-ci reprochent aux Khiviens des mœurs grossières et barbares. En réalité, Khiva, Khokand et Bokhara étaient les capitales de trois khanats de puissance à peu près égale. Si, au lieu de se diviser, ils avaient réuni leurs forces contre la Russie, qu’ils auraient dû considérer comme l’ennemi commun, ils auraient peut-être résisté longtemps à l’invasion européenne. Loin d’agir ainsi, Nasroullah choisit au contraire le moment où les Russes attaquaient Khiva ou Khokand pour venger ses propres injures. Du côté du midi, il ne vivait pas en meilleure intelligence avec ses voisins. Comment le shah de Perse eût-il pu s’entendre avec ce despote, qui détenait dans ses états plus de 100,000 esclaves persans?

Nasroullah passa donc la plus grande partie de son règne à combattre tantôt contre Khiva, tantôt contre Khokand ou contre Sheri--