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qu’on avait sous les yeux n’avait jamais été présenté aux regards de l’homme et n’avait pas de nom sur la terre. Quelquefois il se faisait un silence, mais ce silence semblait encore plus effrayant et solennel, puis soudain les coups de canon et les clameurs recommençaient avec une furie nouvelle, comme si on touchait à la dernière et décisive minute de ce drame gigantesque. » Cependant il ne faut pas s’attarder à cette contemplation, on a besoin du nouveau-venu. Pour un arrivant, il y a dix vides à combler. A peine a-t-il quelques heures à passer sur le côté nord, qui n’est séparé du côté sud, le véritable champ de bataille, que par la rade. Ici est le cimetière de Sébastopol, cette « grande cité des morts » qui va sans cesse s’agrandissant, et où l’on creuse chaque jour des centaines de tombes nouvelles : bien heureux l’officier débutant, si, « pour lui raffermir les nerfs, » on ne lui commande pas d’abord de surveiller cette lugubre corvée! Enfin il passe la baie en barcasse, non sans voir quelques bombes se croiser au-dessus de sa tête ou faire rejaillir l’eau de la rade autour de lui. Il arrive soit à la ville, soit à la Karabelnaïa, sorte de faubourg que défendent les redans et que domine la tour Malakof. Cette double protection n’a d’ailleurs d’autre résultat que d’attirer sur les quartiers les plus rapprochés de ces ouvrages un ouragan de projectiles. Entrons avec le capitaine Dechtchinski dans un des restaurans à la mode ou dans ce qui en reste. « C’était là que les officiers se rassemblaient pour souper. Le maître de ce traktir avait perdu les deux bras lors du premier bombardement. Une bombe avait effondré le toit, crevé le plafond et dévasté le plancher. » Pour aller aux remparts, on peut passer par la rue de la Mer, autrefois si vivante et si belle, maintenant si complètement ruinée et si obstinément visitée par les projectiles qu’elle a mérité le nom de « vallée de la mort, » ou par le « chemin des blessés, » ainsi nommé parce que les civières s’y succèdent à la file.

Arrivé au bastion, le nouveau-venu a au moins une peur, celle de paraître avoir peur. Les vieux matelots bronzés, debout à côté de leurs caronades, le regardent volontiers de travers, surtout s’il est un officier de l’armée de terre. Ils examinent du coin de l’œil sa contenance au sifflement des projectiles. Ils parieraient qu’il « saluera la balle, » ou qu’il se fera tuer bêtement par la première bombe. L’attitude qu’on estime au bastion est entre ces deux extrêmes; il ne faut pas de ridicule nervosité, et il faut une certaine adresse à éviter les éclats de fer. On avait bien construit des blindages et multiplié les traverses, mais l’accroissement énorme des batteries alliées compensait presque l’effet de ces perfectionnemens. C’étaient surtout les bataillons nouvellement amenés aux remparts qui fournissaient