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rapproché de nous, les plaintes des nôtres étaient un encouragement pour lui, une occasion de redoubler son feu. Voilà pourquoi nous avions appris à nos blessés à se taire ou à gémir tout bas. Nous n’épargnions pas nos railleries aux officiers. Un des nôtres eut la clavicule et la mâchoire fracassées par un éclat de grenade; il poussa un cri. J’étais à côté de lui et je lui dis : — Qu’as-tu donc à crier? — Le lieutenant Sabourof ramassa à terre un brin de paille, le lui montra en disant : — Voilà ce que tu as reçu, et tu oses crier! — Tout le monde se mit à rire, et le blessé aussi. »

Sauf les bombardemens et les sorties nocturnes, la vie de l’assiégé présentait une certaine monotonie. On se blasait sur la canonnade, on bâillait au danger; on finissait par prendre, sous le vol des boulets, de véritables habitudes. A dix heures, les ordonnances apportaient aux officiers le déjeuner et l’eau-de-vie; souvent le porteur était tué ou le déjeuner répandu en chemin. L’ordinaire était médiocrement varié; peu de viande, tout ce carnage en avait donné le dégoût. On se réunissait parfois chez un camarade pour célébrer une fête de famille; il était rare que quelque invité ne manquât pas au rendez-vous, quelquefois même l’amphitryon. Alors le dîner préparé chez lui pour fêter un jour de naissance devenait un repas funèbre qu’on prenait silencieusement, le cœur serré, à côté de son cadavre mutilé.

Lorsqu’on se trouvait ainsi réuni, de quoi pouvait-on bien deviser ? Du pays et de la famille, on parlait peu pour ne pas s’en augmenter le regret; on se racontait plutôt, comme des exploits de chasse, les aventures de la dernière nuit, et l’on raisonnait ou déraisonnait sur la politique générale. Les lettres que renferme le recueil russe, ayant été écrites au jour le jour, nous mettent au courant des illusions, des espérances et des déceptions quotidiennes. Au commencement du siège, on comptait bien jeter les alliés à la mer avant peu. « Non, écrivait à sa famille un officier de marine, M. Pierre Lesli, non, les Français ne verront pas Sébastopol, pas plus que leur oreille gauche! » Et il expose complaisamment l’embarras terrible où se trouvent les pauvres envahisseurs. S’ils essaient de monter à l’assaut, quelle fête ! la mitraille, en chemin, détruira la moitié de leurs colonnes; le reste expirera sous la terrible baïonnette russe. S’ils s’attardent, voici l’hiver, l’hiver russe, qui en fera justice. S’ils veulent se retirer, l’armée d’observation tombera sur leurs derrières : bien peu se rembarqueront. Vraiment leur situation n’est point enviable, et « j’imagine que maintenant ils voudraient bien s’en aller. » Mais le temps se passe ; les Français ne parlent encore ni de s’en aller, ni de donner l’assaut, avant d’avoir complété leurs ouvrages. Le marin russe s’impatiente, et leur en veut sincèrement de cet excès de prudence.