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un silence formidable dans l’histoire, tout se tait, s’immobilise. Arrêt sinistre précédant l’inévitable écroulement du vieux monde ! Auguste règne à l’ombre du passé, les anciennes formes de la république l’aident à gouverner : s’il prospère et va jusqu’au bout, c’est pour avoir conquis le pouvoir qu’il exerce, pour s’être fait lui-même ce qu’il est; mais ses successeurs, eux, n’ont plus rien à prétendre, le monde est à jamais conquis, il ne leur reste qu’à jouir, l’humanité leur appartient, qu’en faire? Ils ne le savent, car la jouissance veut être conquise, et surtout veut être ménagée. La jouissance sans limites, sans intermittences, ne donne que des misanthropes ou des monstres. Tibère à Caprée bâille sa vie; les autres, Caligula, Claude, Néron, sont des hallucinés, des hystériques. La fille d’Auguste est de ce monde-là : insensée, insatiable!


III.

A l’une des extrémités de Rome, dans le voisinage du cirque, s’élevait le temple d’Hercule, vieil édifice d’un mauvais renom et qui datait du temps du roi Numa. Qu’on se figure une immense rotonde avec une double colonnade ionique recevant la lumière par en haut : tout autour régnait une galerie garnie de lits de repos et sur laquelle s’ouvraient les cabines et vestiaires des gladiateurs; au milieu se creusait fraîche et limpide la piscine qui servait à leurs bains et dont une statue de Phidias, — Hercule terrassant l’hydre de Lerne, — formait le rond-point. Les plus fâcheux bruits couraient sur ce temple, qui passait pour un lieu de rencontres clandestines et même pour un coupe-gorge. Une ordonnance du sénat en avait interdit l’accès aux femmes; c’était une raison pour que celles du meilleur monde se fissent un devoir d’y pénétrer. Là se rendait assidûment Julie, le visage masqué, un long voile enveloppant son corps de la tête aux pieds. La princesse emmenait avec elle dans ces expéditions son Éthiopien, grand et bel esclave fièrement découplé, devant qui s’abaissaient toutes les consignes. Reçue à la porte par le prêtre de service, elle enfilait, svelte et furtive, un escalier dérobé qui la conduisait au haut de la rotonde, où l’attendait, avec ses riches tentures, ses tapis, ses coussins de pourpre, un élégant salon, sorte de loge grillée qui par son ouverture livrait au regard tout ce qui se passait à l’intérieur. Voir sans être vue, plaisir de reine ! D’aventure, quand une amie se trouvait là, on échangeait ses idées, on se nommait les figures de connaissance qui se cachaient également dans les loges voisines, ou bien, accoudée seule, l’œil ardent et fixe, on rêvait.

Cependant les gladiateurs se préparaient aux combats du cirque,