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époque très fréquentes; l’écrivain avait la mission spéciale de les prévenir. Il était l’œil du prince, et le prince était le bourgeois du navire. Jamais Richelieu ni Colbert n’auraient consenti à laisser sortir du port un vaisseau sans avoir pris leurs sûretés contre l’inexpérience ou la mauvaise foi du capitaine. Il leur fallait mettre les intérêts du roi sous bonne garde. L’action de leur représentant, de leur fondé de pouvoirs, s’il est permis d’emprunter à la langue des affaires cette expression, s’étendait jusque sur la discipline. L’écrivain faisait aux équipages lecture des ordonnances; il avait vis-à-vis des capitaines un droit de remontrance pour en assurer l’exécution.

Ces ordonnances, il faut bien le dire, n’étaient en majeure partie que la sanction légale d’usages séculaires, transmis aux gens de mer de tous les pays de génération en génération. Elles se distinguaient généralement par une sévérité outrée et n’admettaient que l’emploi d’une justice sommaire. La moindre infraction entraînait les plus rudes châtimens corporels : était attaché au mât et battu par le quartier-maître celui qui jurait le nom de Dieu, — trois fois plongé du haut de la grand’vergue dans la mer celui qui, lorsqu’on battait la caisse pour mettre le navire en rade, ne se hâtait pas de s’embarquer, — qui négligeait de se pourvoir des armes dont il était tenu de se fournir lui-même, — qui répandait inutilement le vin ou jetait un ustensile quelconque à la mer, — qui tentait d’enlever de force des vivres « hors de la bouteillerie[1], » — qui osait « pétuner[2] » après le soleil couché, — qui frappait « de colère » avec le poing, avec un bâton ou avec une corde. Quant au malheureux convaincu d’avoir « tiré le couteau dans le navire, » son sort était plus rigoureux encore; n’eût-il blessé, n’eût-il atteint personne, on lui clouait de ce même couteau la main contre le mât. S’il tuait son compagnon, le vivant et le mort étaient attachés dos à dos, puis jetés dans la mer. Quand le code a contre la violence de telles pénalités, il importe de s’habituer de bonne heure à maîtriser ses instincts. Aussi le législateur prenait-il le soin paternel de recommander « aux jeunes garçons qui commençaient d’apprendre le métier de matelot » de n’être « ni blasphémateurs, ni querelleurs, et de bien vivre avec leurs compagnons. »,

La dureté des lois a le plus souvent pour effet d’imprimer une brutalité sauvage aux caractères. Les marins du XVIIe siècle étaient, si l’on en doit croire l’édit de l’éminentissime cardinal, « des hommes de diverses humeurs, pour la plupart incivils et brutaux, n’ayant que

  1. La cambuse.
  2. Fumer.