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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 2.djvu/910

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d’un étranger dans ces parages, mais dans cette saison c’est une aubaine inespérée.

A partir de Momangaë, le chemin longe le lit du torrent, lit vide ou à peu près en ce moment, mais qui se remplit au printemps. Le paysage prend un aspect tout nouveau : les collines se resserrent, la pente devient de plus en plus raide, et bientôt on avance entre deux gigantesques murailles de basalte, sur un sol de galets dont le moindre a un demi-mètre cube. Tantôt le cours d’eau se divise en mille filets sur cette plage montante, tantôt il se rétrécit en une seule nappe au-dessus de laquelle le sentier passe et repasse sur des ponts assez peu rassurans. A un détour, plus rien qu’un vaste entonnoir, une échappée de ciel et un immense fracas. Si ces roches qui surplombent de 50 mètres allaient tomber tout à coup, si l’eau gonflée subitement vous obligeait de chercher un asile sur ces parois lisses? Mais non; on peut s’arrêter pour compter les stalactites qui pendent aux roches comme des larmes figées, et deviendront au soleil de mars les sources murmurantes destinées à grossir le Nikkogawa. Encore un coude à droite, et nous quittons le torrent pour entrer dans un petit ravin latéral, où une passerelle heureusement solide permet d’admirer à la fois trois cascades merveilleusement groupées.

Maintenant courage, les hommes! c’est la grande montée qui commence. Un raidillon indescriptible, plus escalier que sentier, plus échelle qu’escalier, monte à force de zigzags le long de la muraille que nous avons devant nous. Je sens encore les coups de reins de mes porteurs s’arc-boutant sur leur bâton et cherchant à poser leur pied dans la neige, haute d’un pied. C’est que nous sommes parvenus à la montée du pic de Tsinsendji, et, sans arriver jusqu’au haut, il nous reste encore quelques centaines de mètres à gravir pour atteindre le lac. Ahin, ahan, io ! kurasho ! Le dernier mot de l’interjection est dit, le plus dur est fait; nous montons encore le long d’une gorge effrayante, où roule le torrent, qu’on ne voit plus, mais la pente devient praticable. Une dernière halte avant d’arriver dans une maison close qui ouvre un volet pour nous, et se trouve habitée fortuitement aujourd’hui par le propriétaire. Nous sommes au bord du lac. Le sentiment de terreur qui planait sur cette sombre vallée fait place à l’épanouissement que cause l’aspect de la végétation autour de cette belle nappe d’eau encaissée dans les montagnes et ridée en ce moment par un affreux vent du nord qui coupe la respiration et fait voler la neige à la figure. Le lac est bordé d’un village, mais pas une trace humaine sur la neige ; tout est fermé, pas un habitant. Comme les burons des monts d’Auvergne, Tsinsendji est abandonné du mois de décembre au mois de mars. Ma foi.