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voleurs ou de pirates. S’il s’y trouve un ouvrier excellent, l’empereur ou même un gros mandarin le fait appeler à la cour, et le trop habile artisan est contraint pendant un certain nombre d’années de travailler gratuitement pour ses seigneurs et maîtres. Le voyageur Crawfurd, qui en 1822 a visité la Cochinchine en qualité d’envoyé extraordinaire du gouvernement des Indes-Orientales, prétend que les objets laqués fabriqués au Tonkin sont d’un travail très achevé et supérieur à tout ce qui se fait en ce genre au Japon ; il faut qu’il ait regardé d’un œil bien favorable les boîtes à bétel des Tonkinois et qu’il n’ait jamais vu celles du Japon. M. Laplace, capitaine de vaisseau, commandant la Favorite en 1831 et depuis amiral, quoique ayant visité Tourane plusieurs fois, n’a jamais parlé de ces laques merveilleux. La supériorité des Japonais dans l’art de vernir les bois ne saurait être contestée ; pour nous, il est évident qu’ils l’emportent même sur les Chinois, leurs habiles rivaux.

Quelques citadelles, des palais en ruines, beaucoup de pagodes, sont les seuls édifices qui dénotent une certaine intelligence de construction ; mais, on le sait déjà, la plus grande partie des places fortes est due à des ingénieurs français venus dans cette partie de l’Indo-Chine de 1790 à 1819, sous le règne mémorable de Gialong. Si les colonnes de plusieurs palais sont en beaux marbres, elles n’ont ni piédestal, ni chapiteau. Les pagodes sont misérables, les idoles d’une uniformité désespérante. La peinture y est complètement arriérée ; elle affiche un superbe dédain pour la perspective, les proportions, les ombres et le clair-obscur. Au lieu de reproduire les hommes et les animaux sous leur forme la plus noble, le peintre ne se plaît qu’aux transformations hideuses et grotesques de tous les êtres ; son seul mérite est de ne point créer des images licencieuses comme en inventent à profusion les dessinateurs japonais et chinois. Si quelques portraits décorent l’habitation d’un riche indigène, soyez persuadé que ce sont les images d’ancêtres grands dans leur pays ou utiles à leur patrie.

Les habitans du Tonkin ont l’oreille fort juste ; ils aiment à chanter, mais ne s’accompagnent pas de la mandoline à une corde, que les artistes lyriques portent habituellement avec eux. On n’en tire des vibrations que lorsque le chant est fini, mais les voix s’accordent toujours avec les sons de l’instrument. Le violon n’a qu’une corde ; deux morceaux de bois ronds, que l’on frappe l’un contre l’autre, forment les cymbales. On connaît au Tonkin le fifre, le hautbois et la flûte ; inutile d’ajouter que tous les instrumens à vent sont façonnés très ingénieusement à l’aide de bambous de différentes grosseurs. Plus les musiciens soufflent fort et font du bruit, plus la musique paraît excellente aux indigènes. Quelle différence avec les anciens Hindous, qui, assure-t-on, connaissaient trente-six