Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 3.djvu/214

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une espèce d’arrangement en vue d’un résultat quelconque. Ici, de prime-abord on ne soupçonne rien, aucun plan, aucun but ; on n’aperçoit qu’un tourbillonnement de masques, un fourmillement d’êtres absurdes, et tout naturellement, à chercher la signification de ces monstruosités, on craint de tomber dans un piège. Interroger comme des symboles des signes tracés à l’aventure, quelle naïveté mortifiante ! Prenez garde : pendant que vous vous appliquez en toute conscience à découvrir un secret qui n’existe pas, le mystagogue se gausse de vous, ô lecteur candide, et le prince des sots ajoute un nom à la liste de ses sujets. Telles sont les réflexions auxquelles on ne saurait échapper dès qu’on s’engage un peu dans la danse macabre de M. Flaubert avec le désir d’y comprendre quelque chose. Cette préface qu’on se rédige à soi-même n’est vraiment pas encourageante. Essayons toutefois de pénétrer sa pensée, écartons les masques et déchirons les voiles ; le meilleur moyen de châtier cette philosophie sournoise, c’est de l’obliger à se produire au grand jour.

La scène est en Thébaïde. Saint Antoine est dans sa cabane, méditant et rêvant. Cette cabane, faite de boue et de roseaux, est adossée à des rochers sur la plate-forme d’une montagne qui domine la vallée du Nil. D’un côté, la montagne est à pic, et le fleuve forme comme un grand lac au bas de la muraille de pierre. En face de la cabane se dresse une croix. Le soleil baisse, la nuit tombe ; le vieil ascète, en proie à un profond ennui, laisse échapper de son âme des paroles de désespoir. Toute sa vie passée lui apparaît. Il revoit en esprit sa mère, sa sœur, et cette douce jeune fille, Ammonaria, qu’il rencontrait chaque soir à la citerne, quand elle menait boire ses buffles. Le jour où un anachorète du désert l’a décidé à le suivre, sa mère s’est affaissée mourante, sa sœur lui faisait des signes pour le rappeler, Ammonaria tout en pleurs courait après lui. Il aperçoit encore sa robe qui flottait sur ses hanches et les anneaux de ses pieds qui brillaient dans la poussière. La pauvre Ammonaria, sa douleur allait sans doute attendrir Antoine ; c’est pour cela que l’anachorète lui criait des injures pendant que les chameaux, galopant toujours, emportaient le maître et le néophyte. Depuis ce départ, il a plus d’une fois changé de solitude ; il a habité d’abord le tombeau d’un pharaon, puis une citadelle en ruines au bord de la Mer-Rouge. Un jour que d’horribles démons, hurlant dans ses oreilles, l’avaient renversé à terre, une caravane qui passait par là le secourut et l’emmena dans Alexandrie. Là il voulut s’initier plus profondément aux mystères des Écritures sous la direction du vieux Didyme, le grand aveugle, qui connaissait mieux que personne l’esprit des livres saints ; mais il y avait trop d’occasions de pécher dans la ville tumultueuse, trop de bruit, trop de disputes, trop d’hérétiques et de sectaires arrêtant les