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son pardon, il rumine ses tristes rêveries dans des grottes sauvages, comme d’Urfé les siennes dans ses montagnes de Savoie, et quand il veut rentrer en grâce, il lui faut se rapprocher sous des travestissemens comme d’Urfé sous les déguisemens emblématiques du roman. Oh ! la lente et la longue, mais la noble, mais la délicate allégorie où l’âme élevée d’un gentilhomme s’exprime avec la diction irréprochable d’un lettré accompli ! Et cependant tandis que Céladon d’Urfé se morfond ainsi au sein d’une tristesse timide, ses amis et ses frères chantent les joies de leur condition ; ce n’est pas qu’eux aussi ils n’aient eu bien des peines, mais ils ne se les rappellent maintenant que pour s’en faire une joie en les racontant ; jour après jour, Céladon voit se dénouer des difficultés cruelles, se fermer des plaies cuisantes, lui seul reste empêtré dans ses obstacles et en proie à son mal. Si l’historien célèbre du Consulat et de l’empire a pu dire justement du Génie du christianisme de Chateaubriand qu’il restait attaché à l’œuvre religieuse du premier consul comme une frise sculptée à un monument, on peut bien plus justement encore dire que l’Astrée est indissolublement unie au règne réparateur de Henri IV, dont elle est l’apologie allégorique. En dehors de sa valeur littéraire, et à quelque rang que veuille le placer un goût injuste, le livre possède une importance historique de premier ordre qui défie tous les dédains, et que lui reconnaîtront à jamais tous les chercheurs intelligens des choses passées. D’Urfé n’y a pas exprimé seulement ses désirs et ses regrets, il y a peint en charmantes couleurs l’état moral de ses contemporains. Là revivent les dispositions et les vœux de la noblesse provinciale française au sortir du sanglant XVIe siècle. Ces bergers de l’Astrée qu’on a tant plaisantes sont en effet bergers plus qu’on ne le croit, car ce sont les gentilshommes campagnards de France revenus de la gloire et des magnificences des cours. Ils marquent cette soif du repos, ce dégoût de la lutte et des horreurs de la guerre, qui s’emparèrent alors de tout ce qui était modéré d’ambition et humain de cœur. Foin du métier de courtisan, disent-ils, et qu’il est plus économique d’obéir aux lois somptuaires du roi Henri, et de porter de modestes parures ; foin du métier de soldat, et qu’il vaut bien mieux être berger, traire avec Sully ces deux mamelles de la France, pâturage et labourage, et planter des mûriers avec Olivier de Serres !

Nul livre n’était mieux fait pour servir la politique de Henri IV, car nul n’était mieux conçu pour déconseiller les cœurs des fureurs de la guerre civile ; mais ce qu’il y a de très particulièrement piquant ici, c’est qu’il servait Henri IV par le moyen même de l’esprit qui lui avait été, qui lui était encore si contraire. Plus tard, sous Louis XIII, il vint un moment où le duc de Rohan, désespérant de