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la fortune de son parti et comprenant que le temps de l’ordre monarchique était arrivé, mit la main des protestans de France dans la main de Richelieu ; on peut dire d’Honoré d’Urfé qu’il fit le même raisonnement pour son parti, et que par l’Astrée il mettait la main des vieux ligueurs dans la main de Henri IV, et faisait sa soumission dans le langage même des ennemis du roi. Quel est en effet l’esprit du livre ? C’est celui même qui régnait alors dans les régions où il fut écrit. Bien que forésien de paysage et de souvenirs, il est savoisien et bressan d’inspiration et de talent, j’entends bien entendu savoisien du temps de saint François de Sales et bressan du temps de Camus, évêque de Belley. Avec sa sagacité imaginative si souvent admirable, Michelet, dans un chapitre trop écourté de son histoire de France, a rapproché naguère saint François de Sales et d’Urfé ; mais le rapprochement est beaucoup plus étroit qu’il ne l’a cru : il n’y a pas seulement analogie, il y a presque identité d’inspiration et de nature de talent entre l’Introduction à la vie dévote et l’Astrée. Le roman de d’Urfé est au fond un véritable manuel, ou, comme on aurait dit autrefois, un trésor de spiritualité politique à l’usage des courtisans, gentilshommes et gens de parti, comme l’introduction à la vie dévote est un trésor de spiritualité religieuse à l’usage des mondaines. « Croyez, Philotée, dit saint François de Sales, qu’une âme vigoureuse et constante peut vivre au monde sans recevoir aucune humeur mondaine. » — « Croyez, gentilshommes mes frères, dit Honoré d’Urfé, qu’une âme vigoureuse et constante peut vivre libre et indépendante sans révolte ni insubordination. » Tous deux présentent et recommandent l’amour comme principe, la constance comme moyen et l’ordre comme but. Les mêmes vertus qui font de Céladon l’amant parfait font le citoyen parfaitement honnête. Silence désormais à ces âmes altières qui ne veulent être libres que par la révolte, indépendantes que par l’orgueil, qui ne croient pouvoir faire preuve d’énergie qu’à force de férocité ! la plus véritable liberté est la volontaire obéissance, la plus sûre indépendance est celle qui résulte de la loyale soumission, la plus complète énergie est celle de la fidélité gardée avec une inébranlable constance. Céladon, Céladon, voilà quel est en tout et toujours le type de la perfection désirable. N’est-il pas en effet plus désirable d’être Céladon à la ferme modestie et à la vertueuse fidélité que d’être un Polémas à la férocité orgueilleuse ou un Hylas à l’immorale inconstance ? L’amour est le fondement des états, comme il est celui des familles, puisque nous avons vu par la sanglante expérience du siècle d’où nous échappons que le contraire de l’amour, qui est la haine, est la ruine des peuples : c’est donc à l’amour qu’il faut revenir en employant pour nous y ramener autant de constance que nous avons