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sorte l’enthousiasme de l’érudition ; dans la métaphysique, il donne naissance à ces systèmes de Kant, de Schelling, de Hegel, de Schopenhauer, où se retrouvent sans cesse deux faces des choses : l’absolu mystique, « noumène » ou idée, et ses manifestations visibles dans la nature, phénomènes ou faits. C’est un symbolisme que cet « art caché en notre âme » par lequel notre pensée, d’après Kant, se représente toutes choses sous les formes de l’espace et du temps, — symbolisme, cet art déployé dans la nature par lequel l’absolu, selon Schelling, s’efforce de se révéler à sa propre conscience, « odyssée de l’esprit, qui, livré à une merveilleuse illusion, se cherchant lui-même, se fuit sans cesse lui-même, » — symbolisme, cette évolution des choses que décrit Hegel et où chaque moment est, dit-il, la manifestation incomplète de l’idée, — symbolisme enfin, ce vaste système de « représentations » par lequel la volonté, selon Schopenhauer, se donne à elle-même le spectacle décevant des formes qu’elle produit et détruit tour à tour. Pour les nouveaux Hindous des bords de la Sprée comme pour les vieux Allemands des bords du Gange, le monde entier pourrait s’appeler l’immense magie ou l’immense illusion : Maya. « La nature, dit en propres termes Schelling, est le miroir magique de l’intelligence ; » « la nature, dit Schopenhauer, est l’illusion infinie de la volonté. »

L’histoire sacrée avait toujours été représentée comme une figuration dans le temps de la puissance divine : les Allemands étendent cette conception à l’histoire qu’on nomme profane, et on peut dire que pour eux l’histoire entière est sacrée. Le développement de l’humanité comme de la nature est une expression de la nécessité suprême : les œuvres de chaque homme sont, selon Kant, des symboles de son caractère individuel ; ce caractère individuel est un symbole de l’humanité ; l’humanité est un symbole de la Divinité. Tout s’enchaîne comme les signes et les équations d’une algèbre expressive, ou comme ces accords des grandes symphonies allemandes liés si indissolublement par une science cachée, que chacun d’eux, résumant tout ce qui précède, annonce tout ce qui va suivre, et que le premier retentit encore dans le dernier.

La passion de l’histoire produit chez les Allemands une sorte d’adoration des faits accomplis et en même temps un penchant à traiter les faits de haut ; c’est que le symbole, saint par ce qu’il représente, est indifférent en soi : on le vénère, et on le dédaigne. Même esprit dans la religion. Comme les Allemands la respectent, et comme ils la façonnent au gré de leurs systèmes ! L’habitude de tout interpréter par allégories permet de demeurer fidèle à la lettre en abandonnant l’esprit. Chaque dogme religieux, pour les théologiens allemands, renferme une infinité de traductions possibles, et chaque homme y met le sens qui est le mieux en harmonie avec sa