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paraissent n’avoir aucune communication ensemble, l’un ne peut souffrir de bornes, l’autre se soumet à tous les jougs. » N’est-ce point l’idée du symbolisme universel qui établit la communication cherchée par Mme de Staël entre l’audace mystique ou métaphysique et le traditionalisme politique ?

Les mots trop précis de la langue française sont impuissans à bien caractériser cette synthèse merveilleuse des contraires. Ce qu’on nommerait chez nous hypocrisie, mensonge, servilité dans l’obéissance, brutalité dans le commandement, devient outre-Rhin un symbole de la vérité, un degré de la vérité, un moment de la vérité. La force par exemple sera appelée le symbole du droit. Si la contradiction semble par trop choquante entre la chose et son signe, la subtilité germanique invoquera, pour la justifier, une forme originale de symbolisme très goûtée des Allemands et qu’ils appellent la forme ironique, Frédéric Schlegel et Solger ont élevé l’ironie à la hauteur d’un principe universel ; la nature, ironie divine, cache le risible sous le sérieux, et le sérieux sous le risible ou l’absurde. Il y a, dit aussi Hegel, un principe de dissimulation et de ruse dans la nature ; la sagesse prenant l’apparence de la folie, c’est la ruse de l’absolu, c’est « la ruse absolue. » Transportez cette théorie dans l’ordre social, vous donnerez de la force brutale une définition dans le goût germanique en l’appelant la ruse du droit, l’ironie du droit, la dissimulation par laquelle le droit, en se cachant, assure son triomphe. L’absolu étant ainsi rusé, dissimulé, ironique, on devine ce que pourra être la nation qui se croit en possession de l’absolu, et chez laquelle le comique et le sérieux tendent également à prendre la forme d’une ironie parfois tragique.

Il était difficile, même aux Germains, de s’en tenir à des idéalités ou à des symboles et d’abandonner à jamais le « réel de la vie. » Ils ont commencé, comme dit Jean-Paul Richter, par se contenter de l’empire de l’air, « laissant aux Français celui de la terre et aux Anglais celui de l’océan ; » mais nous savons qu’aujourd’hui la devise des Hohenzollern est devenue la leur : l’aigle noir aux ailes déployées, « du rocher à la mer. » — « Les Allemands, a dit aussi Schopenhauer, sont des hommes qui cherchent dans les nuages ce qu’ils ont à leurs pieds ; » aujourd’hui ils savent fort bien chercher à leurs pieds et terre à terre, seulement ils ont encore soin de s’envelopper de nuages métaphysiques pour faire croire qu’ils planent dans les airs.

Cependant les plus hardis ou les plus sincères ont rejeté l’élément idéaliste pour ne conserver que le positif : le principe absolu était tellement inintelligible qu’on devait finir par le nier. De là, comme dernier terme de cette évolution, un matérialisme qui est à la fois le culte théorique et le souci très pratique des choses de ce