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monde. A la fin se touchent les deux extrêmes : mysticité et brutalité, l’ange et la bête. On sait ce que disait il y a vingt ans Henri Heine : « cette forte race, douée d’un grand appétit, de muscles solides et d’une complexion non éthérée,… s’est réconciliée avec la nature et soupire après des mets plus solides que la chair et le sang mystiques. » Un même mot allemand n’exprime-t-il pas, selon la remarque de Fichte, l’enthousiasme de l’imagination et le débordement des mœurs : Schwärmerei ?

Nous entrevoyons maintenant, par cette esquisse du caractère germanique, comment la force matérielle, après avoir paru à l’idéalisme des Allemands un simple instrument et une œuvre tout extérieure du droit, a pu sembler ensuite à leur fatalisme religieux ou philosophique une réalisation nécessaire du droit, à leur goût du symbolisme une image visible du droit, et enfin comment le naturalisme contemporain, se dégageant de la vieille enveloppe mystique, devait aboutir à l’identité pure et simple de la force et du droit, ou plutôt à la primauté de la force réelle sur le « droit abstrait. »

Essayons de suivre les Allemands dans ce progrès ou, si ce terme semble peu juste, dans ce prozess de leurs conceptions du droit, longue série d’efforts pour construire la société tout entière sans autres élémens que des forces et sans autre loi que la nécessité. Nous passerons d’abord rapidement en revue les nombreuses doctrines qui se sont produites en Allemagne sur la philosophie du droit ; mais, tout en montrant le développement historique des idées, nous nous attacherons surtout, selon la méthode des Allemands eux-mêmes, à en découvrir le développement logique. Malgré la complexité des hommes et des théories, un mouvement commun anime les divers systèmes, les oblige à se transformer l’un dans l’autre, et les entraîne vers un idéal qu’ils ne semblent pas pouvoir atteindre.


II

« Hume, Rousseau et Spinoza, dit Hegel dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, sont les trois points de départ de la philosophie allemande moderne… Rousseau proclama la volonté libre l’essence de l’homme. Ce principe est la transition à la doctrine de Kant, dont il est le fondement[1]. » Dans la philosophie du droit en effet, c’est d’abord l’influence française qui, avec Rousseau, domina chez Kant et chez Fichte.

  1. Kant avait pour Rousseau une grande prédilection. Ses biographes rapportent que la lecture de l’Emile l’attacha si fort qu’elle le retint pendant plusieurs jours de sa promenade ordinaire. Le portrait de Rousseau était le seul qui ornât son appartement.