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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 3.djvu/539

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en règle ; mais une règle doit précéder et dominer les choses auxquelles on l’applique : vous au contraire, vous donnez pour règle de l’action les résultats de l’action même et le succès qu’elle attend de l’avenir. La série de ces résultats n’est jamais épuisée, et ce succès est toujours provisoire. La force est variable, et il n’y a point dans l’histoire de puissance définitivement supérieure ; dans ce mouvement sans fin, on ne sait sur quoi se fixer. — En outre le mot de droit n’a aucun sens en votre bouche, s’il n’ajoute pas à la force une idée nouvelle. De ce que vous êtes le plus fort, vous pouvez simplement conclure que vous êtes le plus fort : c’est là, comme dirait Kant, une proposition purement analytique, qui n’avance à rien ; mais vous ajoutez qu’en définitive le plus fort a raison. Cette synthèse du réel et du rationnel est-elle suffisamment justifiée ? Ne dépassons-nous pas la réalité de deux manières, par la pensée et par la volonté, en concevant et en voulant quelque chose de mieux que ce qui est ? Hegel, qui paraissait d’abord suspendre la réalité à l’idée et subordonner ainsi l’école historique à l’école philosophique, finit par soumettre l’idée à la réalité et par diviniser l’histoire. « Donner l’intelligence de ce qui est, nous dit-il, tel est le problème de toute philosophie, car ce qui est est la raison réalisée. Pour dire ce que le monde doit être, la philosophie vient toujours trop tard, car, en tant qu’elle ne fait que réfléchir le monde par la pensée, elle ne peut venir qu’après que le monde est déjà formé et tout achevé. » — Il n’y a donc pas plus lieu de critiquer ou de corriger l’histoire que de corriger la nature ; c’est l’absolution implicite de toute injustice et de tout despotisme, c’est un universel optimisme comme dans Spinoza. Combien Schopenhauer et M. de Hartmann sont plus près du vrai quand ils appellent l’histoire « le rêve confus et pénible de l’humanité ! » On veut que nous nous inclinions devant le fait accompli et que nous adorions le « droit historique, » c’est-à-dire le succès ; mais l’idée, loin d’adorer le fait, le juge, et, loin de le subir, le domine. Autre chose est d’expliquer, autre chose de justifier ; de ce que toute réalité est rationnelle en ce sens qu’elle a sa raison dans des causes suffisantes, il n’en résulte pas qu’elle soit rationnelle en ce sens qu’elle aurait sa raison dans une fin suffisante : les métaphysiciens allemands ne devraient pas confondre si facilement dans leurs formules la « causalité » et la « finalité. » Sous ce dernier rapport, la réalité n’est jamais entièrement rationnelle, et c’est ce qui l’oblige à un travail sans fin ; le rationnel, d’autre part, n’est jamais entièrement réel, et c’est ce qui produit la révolte incessante de la pensée contre les choses. L’histoire des idées, l’histoire intellectuelle avance toujours ; l’histoire physique et politique est toujours en retard. A quoi servirait l’intelligence, sinon à devancer les choses et à les entraîner avec elle ? Le droit n’est pas le fait, c’est l’idée