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doivent subir. C’est pour abréger cette période, qui menaçait de se prolonger indéfiniment, que le Dieu bon envoya sur la terre son fils Jésus, sa plus parfaite créature. La forme corporelle sous laquelle il apparut aux hommes n’était pas réelle, car il ne voulait avoir rien de commun avec l’œuvre du mauvais principe. Aussi ses actes visibles ne sont-ils eux-mêmes que des apparences, n’ayant d’autre réalité interne que les vérités dont ils sont la représentation symbolique. Jésus révéla aux hommes leur vraie nature et le moyen de retourner au ciel. Pour obtenir la délivrance, il est indispensable de s’affilier à l’église des cathares, c’est-à-dire des purs ou des purificateurs. Comme pourtant cette église était peu nombreuse et n’avait pas toujours existé, on admettait une longue série de métempsycoses en vertu desquelles les âmes non purifiées avant la mort rentraient dans d’autres corps, et continuaient ces migrations prolongées jusqu’à ce qu’enfin elles pussent et voulussent entrer dans la communion des purs. Un docteur cathare italien du XIIIe siècle, Jean de Lugio, introduisit une modification dans le système en enseignant que la guerre entre le monde matériel et le monde spirituel était incessante, et qu’il y avait continuellement des âmes attirées sur la terre par le pouvoir démoniaque. La chute des âmes, cause de l’existence d’une humanité terrestre, n’était donc plus un fait primordial, consommé une fois pour toutes ; c’était un fait permanent, répété par chaque enfant venant au monde.

Le dualisme mitigé, qui ramenait la totalité des êtres à un seul Dieu, leur auteur unique, expliquait d’une manière plus mythologique encore la coexistence du bien et du mal. D’après ce système adouci, Dieu avait originellement deux fils, Satanael et Jésus. Le premier, qui était aussi l’aîné, avait été investi du gouvernement du ciel et du pouvoir créateur. L’orgueil le perdit, il aspirait à détrôner son père, et il associa d’autres esprits à sa révolte. Jusque-là, sauf ce qui regarde Jésus, nous retrouvons la vieille légende rabbinique transfigurée par Milton. Satanael est chassé du ciel, il crée l’homme et la femme, séduit celle-ci et devient père de Caïn. Dieu, qui par pitié avait donné une âme à la créature humaine, ne permit pas que le pouvoir de Satanael restât illimité. Il lui ôta la faculté créatrice, mais lui laissa le gouvernement de la terre dans l’espoir que les hommes, grâce au principe divin constitutif de leur âme, finiraient par échapper au pouvoir satanique. C’est parce que cela tardait trop qu’il envoya son second fils Jésus sous l’apparence d’un corps humain. C’est sous cette forme qu’il ressortit immédiatement de la personne de Marie, après avoir pénétré dans son oreille sous forme d’un rayon de lumière[1]. Il accomplit son œuvre

  1. Ce trait curieux n’est pas précisément hérétique ; il est au contraire, sinon approuvé, du moins toléré par la tradition catholique et très fréquent dans les anciens tableaux et les enluminures représentant la conception.