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ne faut pas juger de l’existence de la masse par ces exceptions, et croire que les plaisirs fassent partie de la vie des mineurs, car la plupart gagnent péniblement ce qu’ils ont, quand toutefois ils arrivent à le gagner, et en dehors des heures de travail la fatigue et les exigences du climat ne laissent guère penser au plaisir.

Cependant l’immigration continue, et les hôtels, toujours combles, sont obligés de refuser journellement des voyageurs. Pour ce qui me touche, je n’ai pu à mon arrivée trouver la moindre place où dormir ; la table d’hôte même avait été transformée en lit de camp où les arrivans, moyennant 2 fr. 50 cent., s’entassaient les uns à côté des autres tant qu’il en pouvait tenir, et j’ai dû coucher dans la rue pendant trois nuits sous une pluie battante qui ne cessait de tomber et me donnait fort à réfléchir sur les douceurs à venir. Ce n’était du reste qu’un avant-goût de ce que je devais souffrir dans un pays où les puces et les mouches sont à l’état de vrai fléau, où l’on ne peut ouvrir la bouche pour parler ou pour manger sans être exposé à y recevoir ces insectes immondes qui voltigent en nuages autour de chacun, se noient dans les tasses et les verres et s’attachent aux mets sans qu’il soit possible de s’en débarrasser. On s’y fait pourtant à la longue au point de rire du dégoût des nouveau-venus. La nuit met un terme à ce supplice, les mouches disparaissant avec le soleil ; mais le mineur n’y gagne pas grand’chose, car à peine est-il étendu sur sa couche qu’une armée de puces logées dans les fourrares et la trame des couvertures vient s’abattre sur lui avec une voracité qui l’empêche de goûter aucun repos. Ce ne sont pas du reste les seuls insectes ; les grosses sauterelles, qui font de fréquentes apparitions dans le pays, se montrent aussi fort désagréables, elles s’arrêtent sur les tentes, qu’elles rongent quelquefois comme tout ce qu’elles rencontrent ; mais en général elles sont inoffensives et causent seulement un ennui momentané en se promenant sur les lits ou en pénétrant dans les vêtemens.

Il faut vraiment avoir assisté au passage d’une nuée de sauterelles pour se représenter l’espace que peuvent occuper ces légions, aussi abondantes que les sables, et dont le nombre incommensurable obscurcit la lumière du soleil et projette une ombre sur la terre ; cette masse compacte, vue de loin, fait l’effet d’une montagne dont les contours seraient adoucis par la distance et qui s’avancerait lentement et sans interruption. En effet les sauterelles, qui s’abattent sur les champs pour se nourrir et se reposer, reprennent leur vol plus tard et se mêlent de nouveau à la troupe, tandis que d’autres à leur tour s’arrêtent pour continuer ensuite de la même manière, établissant ainsi un mouvement perpétuel que nul obstacle ne peut rompre. Une voiture surprise par cette avalanche est forcée de s’arrêter, les chevaux, aveuglés et affolés, refusant tout travail,