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de l’offrir plus qu’on n’avait d’envie de la livrer. M. Motley, qui était à Londres ; fut extrêmement surpris d’être rappelé, et M. Sumner put croire que l’ambassadeur des États-Unis était la victime de l’amitié qu’il lui portait. Il se plaignit avec plus d’amertume qu’il n’eût fait sans doute, s’il s’était agi de sa propre personne ; la rupture entre le président et lui devint complète. Il se laissa glisser et tomber de plus en plus dans l’opposition, et s’étonna bientôt de ne plus être suivi que par quelques partisans. Il se retrouva dans ce sénat, où sa voix avait été pendant quelques années la plus écoutée, presque seul, séparé de ceux qui avaient longtemps combattu à ses côtés, aigri, souvent injuste et se croyant victime de l’injustice, déchu dans le triomphe des siens, n’ayant que la lie et l’amertume du pouvoir sans en avoir le miel. Ce qui lui restait de : ce pouvoir lui échappa enfin, et un vote des sénateurs républicains lui enleva la présidence du comité des affaires étrangères. Il affecta dès ce moment de considérer le parti républicain comme l’instrument d’un gouvernement personnel, nouveau aux États-Unis. Il lança de ces mots qui sont des flèches qui ne peuvent sortir de la plaie, osa dire à ses anciens amis : « Au lieu de républicanisme, il n’y a plus ici que du grantisme[1]. » Il jeta sur l’avenir de la démocratie un regard désespéré, montra les partis semblables à autant de machines mues par quelques artisans d’intrigues, la corruption croissante, le peuple mené par des politiques serviles, les généraux heureux succédant aux grands citoyens, et dans l’obscur avenir le césarisme européen transporté dans le Nouveau-Monde. Il ne faudrait point croire qu’il souffrît, après une vie si laborieuse consacrée au service de son pays, de n’avoir aucune part, directe au gouvernement : il avait le droit de dédaigner les honneurs ; il était de ceux qui.les distribuent et n’en gardent rien pour eux-mêmes ; il avait repoussé l’offre de l’ambassade de Londres, qu’on le pressa un moment d’accepter quand son opposition menaçait de devenir incommode. Il souffrait de l’isolement, de l’ingratitude des hommes, de ce travail à rebours qu’il était réduit à faire, des fatigues d’une 1 lutte qu’il sentait sans espoir, des nouvelles alliances auxquelles il était condamné. Il n’avait plus pour retremper ses forces, pour enraciner sa volonté, une grande cause à défendre, comme l’émancipation ; son horizon s’était rétréci. Il avait encore des échappées de générosité, il plaidait volontiers pour les vaincus, pour les états du sud, réclamait pour eux les libertés qu’ils avaient perdues ; il était toujours le paladin du droit, mais il ne pouvait pas se persuader à lui-même que le droit souffrît de mortelles injures. Il voyait le pays reprendre

  1. Discours du 31 mai 1872.