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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 3.djvu/752

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Sumner n’avait jamais aimé l’empire, il avait blâmé la guerre de Crimée ; si l’expédition d’Italie avait flatté ses passions libérales et jusqu’à ses penchans de lettré, la guerre du Mexique avait aiguisé son instinctive aversion pour le gouvernement impérial. A l’époque où les derniers parlementaires français vivaient dans l’ombre, hors des rayons des victoires de Sébastopol, de Magenta, de Solferino, loin des splendeurs d’une cour qui attirait les yeux de toute l’Europe, oubliés par un peuple affamé de gloire, de richesse et de plaisir, ils étaient toujours à ses yeux les représentans de la France. Il avait reçu, protégé des réfugiés français, comme ses ancêtres eussent accueilli des huguenots proscrits, et parfois sa générosité s’était singulièrement égarée. Il voyait volontiers des héros chez tous ceux qui se disaient les victimes de la liberté. Il regarda Sedan comme le châtiment du 2 décembre. Il trouvait la France vaincue, Paris portant encore les traces d’un double siège. Il se faisait conduire devant les ruines qui bordaient les deux rives de la Seine, et méditait tristement sur la folie des nouveaux iconoclastes. Les hommes qu’il avait le mieux connus autrefois, qu’il avait vus unis dans une lutte entreprise au nom des idées libérales, il les trouvait séparés, mécontens les uns des autres, s’accusant mutuellement de désertion. Il était surpris de l’isolement de ceux qu’il admirait le plus, du vide fait autour de certains noms, de l’inaction et de la langueur de quelques-uns. Il s’affligeait de nos divisions, il ne comprenait pas nos terreurs, et ne voyait pas tout ce qui s’était écroulé avec les murs de nos forteresses et de nos palais incendiés ; marchant sur les cendres d’une invasion et d’une guerre civile, il avait les yeux encore tournés vers un idéal de gouvernement populaire, pacifique, tolérant. Le mouvement tumultueux des affaires publiques, où la parole avait repris la première place, lui cachait le mouvement invisible et profond des instincts nationaux blessés. Il vit M. Thiers ; il l’avait quitté, représentant encore, actif de la monarchie constitutionnelle, il le retrouvait devenu l’espoir et le soutien du parti républicain. Sumner rêvait pour la France une république libérale et généreuse, où les princes de l’ancienne famille royale eussent trouvé une place éminente, et qui eût ajouté à la force matérielle de la démocratie les puissances d’imagination qui sortent de l’histoire. Il fut surpris de sentir, partout où il mit le pied, des barrières invisibles, de respirer partout la méfiance, la colère et souvent la haine. Il admira l’ardeur infatigable de M. Thiers, cette liberté d’esprit qui lui permettait de passer d’une discussion sur la constitution américaine à un parallèle entre le mythe allemand de Faust et le mythe latin de don Juan ; il fut surpris de trouver cette intelligence à peine ployée par les malheurs de la patrie et triomphante dans la défaite universelle.