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humaines : on pénètre seulement plus avant dans le monde mystérieux de la conscience. Grâce à ses méthodes particulières d’analyse et de synthèse, l’histoire fait revivre les êtres qu’elle a préalablement soumis à une sorte de dissection morale. Partie des infiniment petits, des documens ignorés ou obscurs, elle arrive à se donner le spectacle de ces résurrections grandioses de peuples, de héros ou de rois qui s’agitent dans les profondeurs de notre mémoire, et mettent en une intime communion l’Européen du XIXe siècle avec les plus proches comme avec les plus lointains, ancêtres de notre espèce. Ajoutez que l’hérédité, dont les lois commencent à se dégager d’innombrables observations, est pour l’historien une sorte de réactif : dans certaines circonstances favorables, par exemple dans la présente étude où les six filles de Louis XV, sans parler du dauphin, sont groupées autour du roi et de la reine, la nature des parens se manifeste dans les rapports qu’ils ont avec chacun de leurs enfans. Le caractère de Louis XV, si insaisissable en sa mobile unité, si fuyant en ses métamorphoses, se fixe, pour ainsi dire, à divers états dans chacune de ses filles. Elles reflètent toutes d’une manière plus ou moins accusée quelques traits à peine entrevus, souvent imperceptibles, du roi leur père.

En dix ans, Marie Leczinska avait donné dix enfans à Louis XV : le dauphin et ses six sœurs survécurent seuls. Les deux aînées, Elisabeth et Henriette, sœurs jumelles, ont dans les portraits de Nattier une ampleur de forme et une richesse de tempérament vraiment exubérantes. On les dirait déesses, mais d’un plus vieil olympe que celui d’Homère. Ce sont les sœurs des Titans, à peine sorties du chaos hésiodique et encore à l’état d’ébauche. Nulle harmonie dans les lignes, rien de la sérénité lumineuse et calme des déesses grecques : les traits sont gros, lourds et sensuels, comme ceux des enfans sujets aux convulsions. On est frappé de la bouffissure malsaine de ces chairs molles, aux larges pores, et qu’on croirait gonflées de sucs laiteux. On se rappelle ces déplaisantes maladies de la peau, ces cuisantes affections dartreuses qui, toute la vie, sans relâche, ont éprouvé les deux princesses, tué l’une d’elles. Nul rayon sur ces faces au teint plombé ; aucun, mauvais instinct, une tendresse calme et profonde, presque animale. Elisabeth connaîtra les joies de la maternité, les fièvres de l’ambition, les passions de l’intrigue politique ; un éclair de vie intense luira dans ses yeux, animera ses traits brunis par le soleil d’Espagne. Henriette, aimante et passive, brisée de langueur maladive, sans nerf, exsangue, lymphatique, cachera ses pâleurs sous une épaisse couche de rouge.

Le dauphin et Adélaïde sont tout autres. Avant même de les bien connaître, on devine, à les voir, qu’ils tiennent de leur mère.