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d’Aiguillon, fut mandé en toute hâte pour le venir chercher et le faire renfermer en France. Que l’infante ait attiré dans ses filets ces pauvres oisillons pour les plumer ensuite, ce n’est pas impossible, et c’était même un peu son droit ; elle en tira tout ce qu’elle put. La nature l’avait faite femme : elle usa, abusa peut-être de l’intrigue. La fin justifiait assez les moyens. D’ailleurs toutes ces galanteries ne tiraient pas à conséquence ; on n’en saurait douter, l’infante n’eut jamais le loisir d’être amoureuse.

Pendant son séjour à la cour de France, « la pauvre duchesse » étonna le vulgaire des courtisans par sa constante application aux affaires, par son éloignement pour les concerts, les bals, les spectacles et autres amusemens. Le marquis d’Argenson, qui manque assurément de finesse, mais non de clairvoyance et de judiciaire, avoue qu’il n’a point vu de princesse ayant plus d’envie de jouer un rôle politique. Elle ne devait guère rester à Versailles, elle le savait ; elle eut donc l’art de ménager tous les partis et de s’en faire bien venir. Toute de cœur avec le dauphin et avec ses sœurs, elle sut ne s’aliéner point la Pompadour. Enfermée dans son cabinet, elle mandait les ministres et travaillait une grande partie de la journée. Le soir, elle jouait gros jeu : c’était alors une source ordinaire de revenus, de ruine aussi. Une fois, à Marly, elle gagna plus de 2,000 louis ; « voilà, dit-on, de quoi meubler sa maison en Italie. »

En octobre, il fallut se séparer. Le moment de l’adieu fut horrible, rappela les scènes des convulsionnaires. Jamais peut-être on ne s’est aimé avec la violence que les sœurs et le frère montrèrent à la dernière heure. Henriette s’était évanouie plusieurs fois la veille. Cette personne de mœurs si douces, d’apparence si calme, avait d’affreux accès de désespoir. Quelques années avant, à la nouvelle de la maladie du roi, alors à Metz, on la vit se rouler par terre, pousser des hurlemens. Cette fois on eût dit qu’elle avait un vague pressentiment de sa mort prochaine, et que jamais plus elle ne reverrait sa sœur jumelle. Quand le dauphin donna la main à l’infante pour monter en voiture, ses larmes l’étouffaient ; il éclata en sanglots, jeta des cris. Louis XV, concentré dans sa joie comme dans sa douleur, souffrait plus que tous. Il avait mis en ses enfans toute son affection, car il serait naïf de croire qu’il ait véritablement aimé ses maîtresses, et il en fut chéri comme jamais père ne l’a été. Ses filles n’avaient guère d’autre conscience que la sienne ; elles ne lui cachaient rien, lui avouaient tout, même leurs incommodités : la reine n’apprenait ces choses que par le roi. Il la laissait donc partir, cette infante chérie, mais enrichie, comblée de présens : huit carrosses, vingt chaises de poste, neuf fourgons renfermant un mobilier complet, suivaient la duchesse de Parme.

À cette époque, Louis XV se plaisait fort dans la société de ses