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Sous l’unité extérieure de la profession monastique se rencontrent des vocations et des existences fort diverses. Des 200 à 300 hommes qui prennent annuellement le voile, plus de la moitié sortent de familles sacerdotales ; la moitié du reste appartient aux marchands ou aux artisans des villes. Les paysans sont moins nombreux, grâce sans doute aux liens légaux qui les enchaînent encore à la terre et à la commune. Le contingent des classes dirigeantes, de la noblesse et des hommes du monde, des employés de l’état ou des professions libérales, est presque nul ; sous le régime du long service militaire, il était dépassé par le chiffre des vieux soldats qui échangeaient l’uniforme contre le froc, et la caserne contre le cloître. Il y a ainsi presque en même temps dans les monastères le sommet et le bas de l’échelle sacerdotale, les hommes les plus intelligens et les plus cultivés, les plus ignorans et les plus grossière du clergé. Il y a des moines, prêtres ou laïques, que l’âge amène au couvent et qui viennent y chercher un asile pour leur vieillesse ; il y a des jeunes gens qui n’y entrent que pour s’élever dans la carrière ecclésiastique. Parmi les recrues fournies par le clergé se rencontrent à la fois les sujets les plus brillans et les fruits secs des séminaires. Les uns sont condamnés à un long noviciat et n’arrivent même point toujours à la prêtrise (en Russie comme aux premiers siècles de l’église, un grand nombre de moines ne sont pas prêtres), les autres ne font que traverser le cloître pour parvenir à l’épiscopat et aux honneurs du clergé.

Les élèves les plus distingués des séminaires entrent à l’académie qui tient lieu de faculté de théologie. Là, après avoir choisi entre l’église et le monde, ils ont à choisir entre les deux clergés, entre la vie du pope, qui permet les joies de la famille, et la vie monastique, qui ouvre l’accès des dignités ecclésiastiques. Les religieux, qui jusqu’à ces dernières années dirigeaient exclusivement les académies, n’épargnaient rien pour attirer dans leur sein les jeunes gens de belles espérances. Pendant que le jeune homme hésitait entre les tendres aspirations du cœur et les flatteuses perspectives de l’ambition, ses supérieurs employaient pour l’amener à eux toutes les séductions de la piété et toutes les séductions de l’amour-propre. Quelquefois l’on allait jusqu’à la ruse, et le recrutement des moines rappelait celui des soldats dans les états où l’armée n’est entretenue que par des engagemens volontaires. S’il faut en croire un livre qui prétend dévoiler les mystères des couvens russes[1], on a vu des supérieurs attirer chez eux un séminariste indécis, le faire boire, et lui faire signer une demande d’admission à la profession religieuse,

  1. Béloê i tchernoé Doukhoventsvo, ouvrage anonyme qui donne sur le clergé des détails curieux, mais dont les assertions sont affaiblies par l’esprit de parti.