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comme en ses tournées paroissiales, le curé doit rendre raison à tous ceux qui boivent à sa santé. Avec de telles habitudes, on s’explique sa réputation de buveur ou d’ivrogne, d’autant plus que partout le peuple attribue volontiers au clergé le goût du vin et de la bonne chère.

L’existence du clergé russe explique sans peine son peu de considération et son peu d’influence. Le respect que le Russe, le mougik surtout, porte à la religion rejaillit peu sur ses ministres. Il ne se fait pas faute de se moquer du prêtre dont il baise dévotement la main. Dans son exagération même, cette distinction entre l’église et le prêtre fait honneur au sens spirituel du peuple russe ; sa religion n’est point si grossière qu’elle lui fasse confondre l’église et le pope, et rendre l’une responsable des fautes de l’autre. C’est là une des raisons pour lesquelles le clergé russe ne peut de longtemps avoir d’influence sociale ou politique. Il se peut rencontrer dans quelques cercles une sorte de piétisme plus ou moins sincère ; ce qu’ailleurs on nomme cléricalisme, pour nous servir d’un mot qu’aucun autre ne remplace, est tout à fait étranger aux Russes. Sur le paysan, le prêtre a peut-être moins d’empire qu’il n’en a dans nos campagnes de France, où d’ordinaire il en a si peu. Sur les hautes classes, il n’a pas l’influence que lui donnent ailleurs l’éducation et les femmes. Nulle part l’église et ses ministres ne tiennent moins de place dans ce qu’on appelle le monde. Si dans les campagnes les propriétaires ouvrent parfois leur porte au prêtre, c’est pour une fête ou une cérémonie, et sans intimité comme sans considération. Les hautes classes n’ont pour le clergé ni respect ni sympathie, et ne sentent pas le besoin de lui en témoigner pour rehausser la religion aux yeux du peuple. Plus rapproché du paysan par le genre de vie, le prêtre lui est trop supérieur pour se rabaisser sans souffrance à son niveau. Moralement séparé de toutes les autres classes, le pope se sent mal à l’aise parmi elles ; sa position a quelque chose de faux, et par là prête souvent au ridicule en même temps qu’au mépris ou à la pitié. Chez ce peuple si plein de respect pour ses saints, le clergé est l’objet des railleries populaires. Dans les dictons nationaux comme dans l’art et la littérature, le pope et tout ce qui lui appartient, sa femme, ses enfans, sa maison, son champ, sont souvent tournés en dérision. « Suis-je un pope pour dîner deux fois ? » dit un proverbe qui n’est pas le plus méchant de ce genre. La superstition, qui semblerait devoir profiter à la considération du prêtre, tourne elle-même parfois contre lui. Dans certaines régions, il passe pour avoir le mauvais œil ; on craint la rencontre d’un pope comme celle d’un mort, c’est un augure de malheur.