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Méprisé des uns, isolé de tous, le pope des campagnes est dans la dépendance de chacun. Il dépend du paysan, qui cultive son champ ; il dépend du propriétaire, qui souvent l’a fait nommer et peut le faire révoquer ; il dépend de l’évêque, du consistoire et de toute la bureaucratie ecclésiastique ou civile. L’évêque, le vladyka, c’est-à-dire le souverain, le maître, est moins le père et le protecteur de ses prêtres que leur chef et leur juge. Les dignitaires ecclésiastiques sortis du clergé noir laissent voir souvent eux-mêmes pour le clergé des campagnes un dédain peu fait pour le relever aux yeux de ses paroissiens. Le pope est rarement admis en présence de son évêque, et il en redoute vivement les visites diocésaines. Écrasé sous le poids des préoccupations et des intérêts temporels, il ne songe qu’à la vie matérielle ; il ne voit plus dans le sacerdoce que l’accomplissement des rites et de la liturgie. La mission du prêtre se rabaisse pour lui à un rôle tout extérieur, tout cérémoniel ; la misère et la dépendance du clergé introduisent ainsi dans l’orthodoxie une nouvelle cause de formalisme et de corruption. Dans une pareille existence, la science et l’étude sont superflues, aucun espoir de s’élever au-dessus de cette situation ou de servir plus utilement l’église ne stimule le curé de campagne. La patience et l’humilité sont les vertus de son état. Exposé à être révoqué, parfois même à être dégradé et enrégimenté comme soldat ou colonisé au loin, sur la dénonciation d’un ennemi, le pope de village a pu longtemps être regardé comme le paria de la Russie. S’il en est ainsi du prêtre, qu’est-ce du diacre, qui près de lui est un subalterne, qu’est-ce de tous les clercs inférieurs ? Devant tant de causes de misère et de démoralisation, si quelque chose doit étonner, c’est qu’après plusieurs siècles d’une telle existence le clergé russe ne soit pas plus avili.

Le poids sous lequel s’affaisse ce clergé, c’est le mariage, c’est la famille. La politique et la religion peuvent trouver certains avantages au mariage des prêtres ; au point de vue économique, quand le sacerdoce est devenu une fonction spéciale exigeant tout le temps et tout le travail d’un homme, un clergé pourvu de famille est cher. Le prêtre marié convient à deux ordres de société : à un peuple patriarcal où, toutes les fonctions étant encore peu distinctes, le prêtre n’a pas besoin d’appartenir exclusivement à l’autel, — à un peuple riche, de civilisation avancée, capable de rétribuer largement toutes les spécialités. Dans une situation intermédiaire comme celle de la Russie actuelle, le clergé ne peut faire vivre sa famille d’un travail manuel, et le pays n’est pas assez riche pour que le sacerdoce suffise aux besoins de toute une famille. Le prêtre n’est plus, comme le curé maronite, un paysan donnant la semaine au travail des champs,