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matière. Ce fut en quelque sorte un retour aux qualités occultes, et c’était encore à l’aide de ce vieil épouvantai ! que les cartésiens surannés du XVIIIe siècle s’opposaient aux progrès les plus évidens et les mieux démontrés. C’est ainsi par exemple que, ne démêlant pas bien dans la théorie newtonienne de l’attraction universelle la partie certaine, fondée sur l’expérience et le calcul, de la partie hypothétique et conjecturale, ils rejetèrent la théorie tout entière comme suspecte de retour aux qualités occultes, et ce préjugé était si fort que Leibniz lui-même, que sa théorie dynamique devait rendre plus accessible, refusa toujours d’admettre « les attractions de loin, » comme incompatibles avec l’idée que nous devons nous faire de la matière. Enfin, lors même que l’évidence mathématique eut forcé les deux partis à tomber d’accord des faits et des lois, le débat continua pendant tout le siècle entre les impulsionistes et les attraciionistes, les premiers voulaient tout ramener au phénomène du choc ; les seconds, et parmi eux les plus grands, d’Alembert par exemple, se refusaient à admettre que l’attraction pût s’expliquer par les lois du mouvement, et affirmaient qu’elle est une qualité primordiale immédiatement déposée dans la matière par le créateur ; d’autres enfin, comme Euler, déclaraient que le débat ne signifiait rien : « qu’un chariot fût tiré par devant, ou poussé par derrière, c’était, disait-il, exactement la même chose[1]. »

Quoi qu’il en soit, il est incontestable que le triomphe de l’attraction, c’est-à-dire d’une qualité, en apparence au moins, irréductible à la mécanique, fut une sorte de revanche des qualités occultes contre le mécanisme cartésien. Sans doute il y avait une grande différence entre l’attraction et les entités scolastiques, car elle représentait des effets réels et des lois incontestables ; sans doute, l’attraction une fois supposée, tout s’expliquait mécaniquement et mathématiquement, mais la cause elle-même semblait échapper au mécanisme et, si elle était réelle, supposait dans la matière une sorte de spontanéité vitale absolument irréductible à l’étendue et au mouvement.

Ce fut bien autre chose lorsque les grands travaux de Lavoisier et de Berthollet eurent révélé, dans les faits les mieux observés et les plus rigoureusement pesés, une attraction d’un autre ordre appelée affinité, qui nous révèle des phénomènes bien plus extraordinaires et une sorte de psychologie minérale, les corps étant doués d’une sorte de faculté de choisir, se mariant aux uns, repoussant

  1. Il est à remarquer que Newton lui-même était plutôt impulsioniste qu’attractionniste : Quamvis fortasse, dit-il, si physici loquamur, verius dicantur IMPULSUS ; et il inclinait à expliquer l’attraction comme un mouvement de l’éther contre les planètes ; mais les newtoniens rejetèrent absolument cette hypothèse que Lesage de Génève fit revivre à la fin du XVIIIe siècle.