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lesquels s’étaient passées leurs meilleures années : ils s’établissaient dans les canabœ ou dans le voisinage. D’autres retournaient chez eux; ils y étaient en général bien accueillis, on s’empressait d’ordinaire de les élever aux dignités municipales de leur pays, et ils répandaient ainsi dans tout l’empire les traditions qui se prenaient dans l’armée.

Les provinces du Danube sont les dernières dont s’occupe M. Mommsen dans son ouvrage; elles doivent être aussi le terme de notre excursion. Au-delà du Rhin et des Alpes commencent les provinces occidentales, l’Italie, la Gaule, l’Espagne, c’est-à-dire le centre et le cœur de l’empire. Celles-là sont toujours restées romaines, et elles forment encore aujourd’hui « le monde latin. » Les autres ont été de bonne heure conquises à des civilisations différentes. Les barbares du nord ont ressaisi la Dacie, la Rœtie, la Pannonie, qu’Auguste et Trajan leur avaient arrachées; les Arabes et les Turcs se sont emparés de l’Égypte et de l’Asie. Nous voyons ce qu’elles sont devenues sous leurs nouveaux maîtres; les inscriptions recueillies par M. Mommsen nous montrent ce qu’en avait fait la domination des Romains. En les parcourant avec lui, nous avons cet avantage de saisir sur le vif la politique dont Rome usait envers les vaincus. Nous la voyons en Égypte respecter les croyances de ses sujets et s’accommoder à leurs usages; la prospérité de l’Asie nous atteste le soin que mettaient les empereurs à bien administrer les provinces; les armées répandues dans les pays du Danube nous permettent d’étudier les moyens qu’ils employaient pour assurer la sécurité des frontières. Cette habileté que Rome déploya dans le gouvernement du monde, et que le recueil de M. Mommsen nous fait mieux connaître, peut seule expliquer la longue durée de l’empire; sans elle, on ne comprendrait pas qu’il ait pu résister si longtemps à tant de causes de ruine; c’est grâce à elle que, malgré les crimes des princes et le vice originel du régime, il a pu, contre toute attente, se maintenir cinq siècles. En faisant perdre aux peuples l’habitude de la liberté par la séduction du bien-être matériel, il n’en a pas moins brisé le ressort moral et les a laissés sans force contre les barbares. Voilà le grave enseignement qui ressort, avec plus de clarté que jamais, du voyage que nous venons d’entreprendre à la suite de M. Mommsen : on reconnaîtra, je l’espère, qu’il n’est pas sans quelque importance.


GASTON BOISSIER.