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protection européenne, et cette fois ce fut la France qui eut les honneurs du choix. Il y eut de ce côté des tentatives très curieuses, sur lesquelles plane encore un certain mystère, pour capter la bienveillance du personnage qui, pour notre malheur, a présidé vingt ans durant aux destinées de notre pays. En 1852 se trouvait à Paris un certain Sidi-Mohamed, Atchinois de naissance, dont l’histoire fait penser à celle de certains héros des Mille et une Nuits. Né en 1828, Sidi-Mohamed, encore adolescent, encourut la colère de son père, qui lui infligea une punition atroce, conforme, paraît-il, aux vieux usages du pays : il fut mis dans une pirogue sans rames et sans vivres, remorqué en pleine mer et abandonné. Il avait toutes les chances d’y mourir de faim, quand sa bonne étoile le mit sur le passage d’un navire français, dont le capitaine le recueillit et le mena en France. Là il reçut par les soins de son protecteur un vernis d’éducation européenne, grandit, devint ambitieux, et, après avoir disparu pendant quelque temps, fit sa réapparition en plein Paris en 1852. Il se fit passer pour un envoyé du sultan d’Atchin, et on le prit au sérieux. Un employé du ministère des affaires étrangères fut mis à sa disposition pour l’accompagner partout, et il eut une audience du prince-président de la république. Quelques jours après, on lisait dans le Constitutionnel un entrefilet à peu près conçu en ces termes : « La visite d’Abd-el-Kader à Saint-Cloud n’a pas été le seul événement de la journée d’hier. Après l’émir, un envoyé du roi d’Atchin (Sumatra) a été reçu par son altesse le prince-président. Cet envoyé, d’apparence imposante, a presque la couleur d’un Abyssin. Il a offert à son altesse une magnifique tabatière, œuvre, dit-il, des Chinois, qui seuls à Atchin travaillent les métaux précieux. Cette tabatière, artistement ouvragée, paraît être une imitation d’une tabatière européenne du siècle dernier qui sera tombée entre les mains de quelques ouvriers chinois, si habiles, comme on sait, dans l’art d’imiter. L’envoyé du roi d’Atchin a donné au prince-président les assurances les plus chaleureuses du désir de son souverain de nouer des relations avec la France. » Le Constitutionnel n’ajoutait pas que le prince-président avait remis à Sidi-Mohamed une lettre et un sabre de luxe pour les offrir en son nom au sultan, et il ignorait certainement que Sidi-Mohamed s’était de son chef donné le titre d’ambassadeur atchinois ; mais l’Asiatique savait bien ce qu’il faisait dans l’intérêt de sa position future. Il revint à Atchin en passant par Constantinople, où il vit aussi le sultan, et par La Mecque, dont il visita les sanctuaires. De retour chez ses compatriotes, ses aventures, ses voyages, sa connaissance de l’Europe, et, paraît-il, son aplomb, ses forfanteries, firent de lui un personnage. Il semble que la haine du Hollandais, qu’il avait emportée comme une passion d’enfance, se fortifia pendant son séjour