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II.

Depuis le jour où la Gloire, première application de la cuirasse aux navires de combat, flotta sur l’Océan, toutes les marines du monde, excepté celle des États-Unis, sont entrées dans une voie de transformations incessantes. La puissance destructive du canon luttant avec supériorité contre la puissance défensive des plaques de blindage, il s’ensuit fatalement que le type de navire de l’avenir immédiat d’aujourd’hui peut être remplacé demain par un type supérieur, supérieur à la fois par la force de son artillerie et par la résistance de ses murailles, et que la lutte continuera ainsi jusqu’au jour où les ingénieurs constructeurs avoueront que leur science est vaincue, qu’ils ne peuvent produire un navire dont l’armure résiste à la dernière création de leurs émules, les ingénieurs artilleurs. On a dit que ce jour était arrivé, — nous le croyons, nous l’affirmons avec ceux qui l’affirment, — qu’importe ? Rien n’est encore changé, et le canon reste l’arbitre de la lutte ; est-il aussi l’instrument le plus efficace de combat ? Non. Comme les antiques galères d’Actium, chaque vaisseau porte à sa proue un lourd éperon de bronze, et tout engagement sur mer débutera par une rencontre à l’éperon. Est-ce tout ? Demain, chaque vaisseau aura pour frapper son adversaire, pour se défendre, un engin nouveau, la torpille, arme terrible qui frappera non plus en pleine lumière, en pleine cuirasse, mais, invisible, sous les flots, dans les œuvres vives, au cœur même des combattans, et alors que sera une bataille navale ? qui peut le dire ? Sans doute, après la première rencontre à l’éperon, une passe d’armes, une mêlée générale, comme l’imagination se représente les tournois du moyen âge, mais avec des proportions gigantesques, et où l’éperon remplacera la lance du chevalier, le canon monstrueux la masse d’armes, où la torpille sera le poignard de miséricorde qui donnera le coup de grâce et enverra le vaincu aux abîmes de l’océan, — mêlée confuse où chaque combattant, chaque navire vaudra par lui-même, par sa vitesse, par sa puissance d’évolution, par son armure, par ses canons, par le sang-froid et le coup d’œil de son capitaine, mais dans laquelle l’inconnu du choc, l’inconnu du tir, l’inconnu des torpilles, l’élément matériel en un mot annule d’avance les combinaisons les plus savantes, le génie même de l’amiral. On doute qu’il en soit ainsi ? voici ce qu’écrivent ceux qui ont consacré leurs veilles patientes à dégager tous les inconnus de la formule mystérieuse. « La tactique navale est-elle une science aujourd’hui, mérite-t-elle ce nom ? se demande le lieutenant Semechkin, l’aide-de-camp, le collaborateur dévoué de l’amiral