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prononça de nombreux arrêts; « elle commence à flamber plus que jamais, » écrivit un attaché de l’ambassadeur d’Angleterre à son gouvernement. On avait en effet la veille pendu la fille Chanfrain, maîtresse de l’abbé Guibourg, et brûlé vif en place de Grève un courtier en empoisonnemens, Deschault, qui courait tout Paris pour trouver des cliens, et qui n’hésitait pas « à se défaire d’une personne pour une pièce de 30 sols. » Quelques jours plus tard, Mme de Carada, femme d’un maître des eaux et forêts, avait la tête tranchée; Mme Lescalopier était brûlée en effigie. Les arrestations se multipliaient de jour en jour, on était sur la trace de nouveaux crimes, et tout indiquait que plus d’un grand personnage allait être compromis. Parmi ceux que la justice pouvait frapper encore, un grand nombre avaient des attaches dans les plus hautes classes, et dans la chambre elle-même des amis ou des parens. L’abbé Guibourg et d’autres abbés avaient reculé les bornes de la scélératesse. Les juges hésitèrent à déshonorer, en flétrissant quelques-uns de leurs membres, des familles qui leur étaient chères et que l’estime publique avait toujours environnées jusque-là. Ils hésitèrent à fournir des armes aux adversaires du catholicisme en livrant au bourreau tous les prêtres compromis dans l’affaire. Louis XIV de son côté ne voulut point, par un sentiment de pudeur patriotique, discréditer la France aux yeux de l’étranger en étalant à tous les yeux les plaies qui la rongeaient. Il avait d’ailleurs de graves raisons de penser que, parmi les femmes qu’il avait aimées, la comtesse de Soissons n’était point la seule qui fût mêlée à ces iniquités. Les condamnations n’atteignirent que les malfaiteurs hors ligne, les préparateurs de poisons, les professeurs d’empoisonnement, et l’ordre fut donné secrètement d’arrêter les enquêtes. Effrayés par les supplices, ceux que la chambre avait épargnés et qui se sentaient coupables allèrent traîner leur honte et leurs remords à l’étranger ou cherchèrent à se faire oublier en vivant dans la retraite. L’opinion publique, si longtemps indulgente, se montra d’une sévérité extrême lorsque la main du bourreau eut flétri quelques grands coupables, et, comme tout change vite en France, l’empoisonnement fit horreur du jour où il cessa d’être à la mode. Quant aux sorciers, aux devins, aux pythonisses, ils gardèrent leur prestige sous la régence et sous Louis XV[1], et l’on peut dire qu’ils le gardent encore, car il n’est pas une seule des folies des sciences occultes qui de notre temps même n’ait trouvé des adeptes fervens. Le diable a perdu son crédit : on n’allume plus pour l’évoquer les bougies noires de l’abbé Guibourg, mais en rentrant

  1. Voyez Journal de l’avocat Barbier, t. IV, p. 357; VII, 33; VIII, 332.