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Et Laure, pensa-t-il, quel sort l’attend ?

Une nuit, il eut une apparition. Il s’était couché fort tard et plus agité que de coutume. À peine endormi, Laure se montra devant lui. Sans dire un mot, elle écarta son voile, et Pétrarque, à sa pâleur, vit qu’elle était morte. Or cela se passait le 6 avril 1348, à six heures du matin, c’est-à-dire à l’instant même où Laure de Noves, dame de Sade, expirait à 300 lieues de là, dans son hôtel de la cité papale d’Avignon. Autre coïncidence singulière, Laure mourait le même jour qu’elle était née à l’amour de Pétrarque, puisque c’était encore un 6 avril que leur rencontre avait eu lieu à Sainte-Claire.

La nuit suivante, le phénomène se reproduisit, mais cette fois l’ombre chère parla. Il faut lire dans les dialogues latins la chronique de ces visitations surnaturelles, et des impressions morales que Pétrarque en ressentit. La personnalité de Laure gagne beaucoup à cette sorte de révélation d’outre-tombe, et Pétrarque, en revanche, y perd énormément, du moins quant à ce qui regarde le caractère contemplatif de sa passion. Ce platonisme proverbial qui trouve encore parmi nous de naïfs apôtres avait toujours caché la convoitise, « Songe à combien de fois tu te vis déçu, dédaigné, négligé, songe à son ingratitude, à ses hauteurs. » Nous savons aujourd’hui ce que ces rigueurs de Laure voulaient dire. Laure n’avait rien d’une Arsinoë, sa prétendue pruderie n’était que la défease d’une honnête femme contre les assauts d’un brillant libertin très prompt à l’entreprise. Il est peu de femmes qui n’aient aimé ; chacune pourtant a sa manière de comprendre l’amour, et cette originalité fait le charme de la personne. Les réticences d’un cœur n’excluent point sa tendresse. Sait-on ce que ces airs de vertu maussade et revêche coûtaient à Laure vis-à-vis de l’homme qu’elle aimait, d’un homme qu’on voulait bien renvoyer mécontent, mais qu’on ne voulait pas décourager ? Ces aveux posthumes nous la montrent sous un jour tout favorable, car ils sont vrais ; c’est l’âme de Pétrarque qui se confesse à nous, et les excuses de l’altière dame sont ces reproches mêmes qui tourmentent la conscience de son amant. Non, ces rigueurs, ces ingratitudes, ces dédains, n’étaient pas dans sa nature : sa dignité, la décence les lui imposaient ; méprise-t-on celui qui vous adore, et viendrait-on après la mort visiter celui qu’on n’aurait pas aimé ?

Pétrarque, en s’éveillant de son rêve, n’avait eu qu’un cri : Laure n’est plus ! Il s’enferma, se cloîtra, vécut de prière et d’abstinence, écartant, chassant toute illusion. Ces nouvelles, ces lettres si impatiemment attendues naguère, qu’est-ce que tout cela lui importait ? pouvait-il douter encore quand chaque nuit la divine transfigurée