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dans le néant. Quand on est arrivé à cette triple formule : spernere mundum, spernere se ipsiun, spernere sperni, en la prenant au sens que Schopenhauer y attache, on peut se vanter d’avoir atteint le dernier terme des négations philosophiques et morales. Serait-ce donc là aussi le triomphe de la libre pensée? À ce compte, l’esprit qui se laisserait vaincre et garrotter par le démon de la misanthropie serait libre entre tous, et celui qui rejetterait la pensée avec dégoût serait le penseur par excellence.

On voit à quelles conséquences on arriverait, si on acceptait cette étrange définition de la libre pensée. M. Paul Janet, c’est lui dont je parlais tout à l’heure, signale avec sa précision accoutumée quelques-unes de ces conséquences, et il résume la discussion en ces termes : « Il y a des incrédules qui, bien loin de penser librement, ne pensent même pas du tout et acceptent les objections aussi servilement que les autres les dogmes; il y a eu au contraire des croyans qui ont eu la manière de penser la plus libre et la plus hardie. Ce n’est donc pas la chose même que l’on pense qui fait la liberté, c’est la manière dont on la pense. » Rien de plus juste, et tout esprit philosophique doit applaudir à cette déclaration. Je regrette seulement que M. Janet, doué comme il l’est d’une pénétration si vive, n’ait pas opposé à cette définition équivoque de la libre pensée une définition exacte et lumineuse. Exaltée par les uns comme un instrument de ruine, détestée par les autres à cause du rôle qu’on lui attribue, la libre pensée est méconnue des deux côtés; ce n’est pas assez de la défendre contre ceux qui la glorifient à faux et contre ceux qui la maudissent à tort. Le meilleur moyen de la préserver soit des apologies compromettantes, soit des attaques injustes, c’est de la décrire dans sa splendeur. Il vaudrait la peine d’analyser profondément l’union de ces deux termes Si nobles, pensée et liberté. Évidemment la pensée la plus libre, en ce qui concerne l’humanité, c’est bien celle qui s’est le plus affranchie des servitudes attachées à la condition humaine. Ces servitudes si nombreuses peuvent se réduire à deux catégories, servitudes de l’ignorance et servitudes des passions, les unes qui oppriment l’intelligence, les autres qui égarent la sensibilité. Imaginez une âme assez forte pour faire taire toutes ses passions, excepté la passion du vrai, assez bien douée pour augmenter sans cesse son trésor de connaissances, c’est-à-dire pour diminuer sans cesse ses entraves, ce sera l’âme la plus libre. Sera-ce l’âme qui aura le moins de croyances? Bien au contraire. Nulle autre ne possédera un aussi grand nombre d’affirmations positives. Où des esprits moins dégagés de leurs chaînes sont obligés de douter et entraînés à nier, celui-ci saisira des rapports merveilleux dans l’harmonie universelle. Ce sera un croyant parce que ce sera un voyant. Quand on conçoit cet idéal de la vie