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LA MORALE
ET LA LIBRE PENSÉE
A PROPOS D’UNE PUBLICATION RÉCENTE.

La Morale, par M. Paul Janet, membre de l’Institut, professeur à la Faculté des Lettres de Paris, 1 volume in-8o, 1874.

Un des penseurs les plus sincères, un des dialecticiens les plus pénétrans de nos jours a remarqué ici même combien ce noble mot de libre pensée est défiguré par certaines écoles et quelle signification absurde on lui inflige. D’après ces écoles, le libre penseur est celui qui ne croit à rien, et moins on a de croyances, plus on a droit à ce titre. La somme des croyances étant moins grande chez le luthérien que chez le catholique, moins grande chez le déiste que chez le luthérien, moins grande chez l’athée que chez le déiste, il s’ensuit que l’athée pense plus librement que le déiste, le déiste plus librement que le luthérien, le luthérien plus librement que le catholique. Il y a encore sur cette échelle plus d’un degré à descendre. Le sceptique absolu, celui qui n’affirme rien et nie qu’on puisse rien affirmer, se trouve au-dessous de l’athée dans cette série décroissante; il est donc placé au-dessus dans la série ascendante des libres penseurs. Enfin, au-delà même du sceptique absolu, les subtilités inouïes de la philosophie contemporaine nous ont révélé des esprits encore plus dégagés de tout principe et de toute loi, par exemple le pessimiste, le nihiliste, celui qui découvre, comme Schopenhauer, que la création est l’œuvre d’une volonté sans intelligence, celui qui méprise le monde, qui se méprise lui-même, qui méprise jusqu’au mépris dont il est l’objet, et n’aspire qu’à rentrer