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là. Le casuiste complaisant n’y met pas tant de façons. Il lui suffit qu’une opinion soit probable, le plus ou le moins ne l’inquiète pas. De là les accommodemens secrets, les sophismes intimes, les capitulations de conscience. Les probabilistes étaient donc conduits à relâcher les liens de l’obligation, et c’est en s’efforçant de les resserrer que leurs adversaires en ont-fait des chaînes meurtrières. Les uns, plus souples, plus flexibles, mais aussi plus tolérans, exagéraient la liberté naturelle aux dépens du devoir ; les autres, intraitables sur le devoir, sacrifiaient la liberté, sans se douter que par là ils portaient le même coup à la morale.

Au reste, ces systèmes adverses, qui au XVIIe siècle se sont trouvés personnifiés dans les casuistes de la compagnie de Jésus et dans les théologiens de Port-Royal, appartiennent à toutes les époques de l’histoire. On y reconnaît les tentations attachées à notre nature même, les pièges dont nous devons nous défier, les excès entre lesquels la ferme sagesse à la fois philosophique et chrétienne doit marcher d’un pas sûr. Est-il nécessaire de rappeler quel a été le représentant de cette ferme sagesse dans la querelle du probabilisme ? Chacun nomme Bossuet. Les détails historiques de la question n’ont ici qu’une importance très secondaire. M. Paul Janet n’avait pas à rechercher dans quelle mesure les jésuites avaient soutenu le probabilisme ; il sait que cette doctrine n’est point de leur invention, et que beaucoup de leurs théologiens l’ont combattue, mais il prononce leur nom, comme l’histoire l’exige, puisqu’on ne peut nier que les soutiens du probabilisme contre les hommes de Port-Royal sont principalement des jésuites. Voici donc par quelle sentence il conclut le débat, tout en rappelant que ces noms surannés de jésuites et de jansénistes représentent surtout des théories opposées, théories aussi vieilles que le genre humain, et qui ne sont pas près de disparaître : « Ici, comme dans tous les autres débats théologiques, on peut dire que les jésuites ont soutenu la cause de la liberté, mais l’ont poussée jusqu’au relâchement, et, réciproquement, que les jansénistes ont soutenu la cause de la vertu chrétienne, mais l’ont portée jusqu’au fanatisme. » Citons encore ce résumé, qui me semble le dernier mot de la question : « Dans le débat du probabilisme, le bien et le mal nous paraît se partager à peu près également entre les jansénistes et les jésuites, car, si ceux-ci se sont laissé entraîner à des complaisances condamnables, ceux-là de leur côté, en substituant le principe de la terreur au principe de la conscience et de la raison, n’ont pas moins affaibli le sentiment moral dans son essence. Leurs erreurs sont d’un caractère plus noble parce qu’elles sont plus austères, mais ils sont retournés du christianisme au judaïsme, et d’une loi d’amour et de liberté ils ont fait une loi de servitude et de peur. »