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de l’ouest en effet tiraient aussi leur richesse d’une culture dont les produits s’exportaient chaque année en quantités croissantes. En dépit de la rareté de la main-d’œuvre, l’absence d’impôts fonciers, le peu de valeur de la terre et sa fertilité offraient à leurs blés des débouchés sur tous les marchés du monde. Ils n’avaient donc qu’à souffrir de la protection commerciale qui élevait pour eux le prix de toutes les denrées européennes au profit de leurs associés du nord-est, et si, tout en leur reprochant cette protection, ils firent cause commune avec eux, c’est qu’ils connaissaient bien le motif unique de la guerre, et ne se faisaient aucune illusion sur la seule différence sociale qui divisait l’Amérique en deux fractions ennemies, le nord et le sud.

Cette différence ne reposait ni sur des origines diverses ni sur des intérêts commerciaux opposés. Elle était bien plus profonde : c’était un fossé, s’élargissant chaque jour, creusé entre l’esclavage et le travail libre. C’est l’esclavage qui, prospérant dans une moitié de la république et aboli dans l’autre, y avait créé deux sociétés hostiles. Il avait profondément modifié les mœurs de celle où il dominait, tout en laissant intactes les formes apparentes du gouvernement. C’est lui qui fut non pas le prétexte ou l’occasion, mais la cause unique de l’antagonisme dont la conséquence inévitable fut la guerre civile.

Pour faire connaître les différences de caractère que la guerre révéla entre les combattans, il suffit de montrer l’influence constante et funeste exercée par l’institution servile sur les habitudes, les idées et les goûts de tous ceux qui vivaient en contact avec elle. Véritable Protée, la question de l’esclavage prend toutes les formes, s’insinue partout, et reparaît toujours plus formidable là où l’on s’attend le moins à la rencontrer. Malgré tout ce qui en a été dit, notre public, qui n’a pas eu heureusement à lutter corps à corps avec elle, ignore combien ce poison subtil s’infiltre jusque dans la moelle d’une société. En effet, c’est au nom des droits de la race opprimée qu’il a condamné l’esclavage. Ce sont les sentimens de justice envers cette race qui inspirèrent et la religieuse Angleterre, lorsqu’à la voix de Buxton et de Wilberforce elle proclama l’émancipation, et notre grande assemblée nationale lorsqu’elle abolit une première fois l’esclavage dans nos colonies, et ceux qui en préparèrent de nouveau la suppression après l’acte inouï par lequel le premier consul le rétablit sur le sol français. C’est le tableau des souffrances imméritées de nos semblables qui émut toute l’Europe à la lecture de ce roman si simple et si éloquent appelé la Case de l’Oncle Tom.

Mais les effets de l’institution servile sur la race maîtresse offrent à l’historien comme au philosophe un spectacle non moins instructif;