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de ses semblables; mais alors il se heurtera aux mœurs qui consacrent cette dégradation systématique, aux lois sévères et minutieuses édictées par presque tous les états du sud, qui lui rendent à peu près impossible l’émancipation individuelle, qui l’exposent même à des peines graves, s’il enseigne à ses propres nègres à lire ou à écrire. Devra-t-il protester contre cette loi odieuse qui enchaîne l’intelligence de l’esclave dans l’étroit cachot d’une perpétuelle ignorance? Il ne le pourra pas, car l’avilissement moral de celui-ci est la seule garantie de sa soumission matérielle : s’il voyait trop souvent son pareil recevoir la liberté comme un bienfait, il la désirerait à son tour, et, s’il recevait la moindre éducation, il se relèverait à ses propres yeux, l’abîme qui le sépare de son maître lui paraîtrait moins difficile à franchir, et il sortirait de cet abrutissement satisfait où il faut le maintenir pour faire de lui le docile instrument d’une exploitation lucrative.

Mais, encore une fois, l’institution servile, en violant la loi suprême de l’humanité qui réunit par un lien indissoluble ces deux mots : travail et progrès, et en faisant du travail même un moyen d’avilissement, ne dégradait pas seulement l’esclave, elle amenait aussi sûrement la dépravation du maître, car le despotisme d’une race entière finit toujours, aussi bien que le pouvoir absolu d’un seul homme ou d’une oligarchie, par troubler la raison et le sens moral de qui en a aspiré les parfums enivrans. Rien n’était plus propre à faire ressortir cette sorte de dépravation que les qualités et les vertus mêmes qui subsistaient dans la société fondée sur un tel despotisme. C’est justement parce que, du reste, cette société était éclairée et religieuse, parce qu’elle produisait des caractères d’ailleurs irréprochables, parce qu’elle tirait de ses entrailles les soldats héroïques qui suivaient au combat un Lee et un Jackson, qu’il était plus monstrueux d’y voir prospérer l’esclavage avec ses odieuses conséquences. Pour qu’elle fût arrivée à montrer au monde, sans s’en apercevoir elle-même, un contraste aussi choquant, il fallait que le sens moral eût été perverti chez l’enfant, entouré dès sa naissance des flatteries de l’esclave, chez l’homme, maître absolu du travail de ses semblables, chez la femme, habituée à soulager les misères qui l’entouraient pour obéir non à un devoir, mais à un simple instinct d’humanité et de pitié, chez tous enfin par l’abus de vaines déclamations destinées à étouffer la révolte des consciences honnêtes. Spectacle profondément attristant pour quiconque veut étudier la nature humaine que celui d’une population entière où la force de l’habitude avait faussé tous les sentimens de droiture et d’équité à ce point que la plupart des ministres de tous les cultes ne craignaient pas de souiller le christianisme par une lâche approbation