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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/41

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de l’esclavage, et que des hommes qui achetaient et vendaient leurs semblables prenaient les armes tout exprès pour défendre, au nom de la liberté et de la propriété, cet odieux privilège !

Ce mensonge étant devenu la base de la société, l’influence en devait grandir avec elle et se fortifier par sa prospérité. Les fondateurs de la nation américaine regardaient l’esclavage comme une plaie sociale, et comptaient, pour l’en guérir, sur les lumières et le patriotisme de leurs successeurs; mais, cette institution donnant des bénéfices considérables, on la jugea bientôt tout autrement. Les états intermédiaires (Virginie, Caroline du nord, Kentucky et Tennessee) se préparaient à l’abolir à l’exemple de leurs voisins du nord, lorsque l’interdiction de la traite vint donner chez eux une nouvelle impulsion à la production des esclaves en la protégeant contre la concurrence des négriers qui, sous le nom de bois d’ébène, amenaient auparavant leurs cargaisons d’esclaves de la Guinée. Ils développèrent aussitôt cette nouvelle industrie, et les planteurs du sud, pouvant toujours se procurer sur leurs marchés des travailleurs frais et vigoureux, trouvèrent une économie à ne plus tant ménager leurs esclaves et à leur imposer un labeur excessif qui les dévorait en peu d’années. Cette abondance de bras donnant à la culture de la canne et du coton une impulsion extraordinaire, l’esclavage, dont les auteurs de la constitution américaine n’avaient-pas même osé mentionner le nom, fut dès lors honoré, reconnu, et considéré comme la pierre angulaire de l’édifice social.

On ne s’en tint pas là : après l’avoir déclaré profitable et nécessaire, on en proclama bientôt l’excellence. Une école nouvelle, dont Calhoun fut le principal apôtre, et dont la doctrine fut acceptée par tous les hommes d’état du sud, se donna pour mission de présenter le système social fondé sur l’esclavage comme le dernier perfectionnement de la civilisation moderne. C’est à ce système que l’Amérique devait appartenir, et ses adeptes rêvaient pour lui l’empire du monde. Il y eut un moment où ces rêves effrayans jetèrent une lueur sinistre sur l’avenir du nouveau continent, car il semblait que la réalisation n’en eût rien d’impossible.

En effet, la puissance esclavagiste ne vivait qu’en s’agrandissant et en absorbant tout autour d’elle. Hardie et violente dans ses allures, obligeant l’Union à se faire le docile instrument de sa politique, elle avait conquis à la servitude d’immenses territoires, parfois sur le désert, plus souvent sur le Mexique ou sur les colons du nord, et elle étendait déjà la main sur Cuba et l’isthme de Nicaragua, positions choisies avec l’instinct de la domination. Si le nord avait poussé plus loin la patience et la longanimité, le jour où la crise décisive serait arrivée, cette puissance aurait pu imposer son joug fatal à toute l’Amérique.