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A mesure que l’esclavage croissait ainsi en prospérité et en pouvoir, son influence devenait de plus en plus prépondérante dans la société qui l’avait adopté. Comme une plante parasite, tirant à elle toute la sève de l’arbre le plus vigoureux, le couvre peu à peu d’une verdure étrangère et de fruits empoisonnés, ainsi l’esclavage altérait de plus en plus les mœurs du sud et l’esprit de ses institutions. Les formes de la liberté subsistaient, les journaux paraissaient libres, les délibérations des assemblées étaient tumultueuses, chacun se vantait de son indépendance; mais l’esprit de véritable liberté, la tolérance envers la minorité et le respect des opinions de chacun avaient disparu, et ces apparences trompeuses cachaient le despotisme d’un maître inexorable, l’esclavage, d’un maître devant lequel le plus puissant propriétaire de nègres n’était lui-même qu’un esclave aussi soumis que le dernier de ses travailleurs. Nul n’avait le droit d’en contester la légitimité, et, comme les Euménides que les anciens craignaient d’offenser en les nommant, partout où il régnait, on n’osait même plus prononcer son nom, de peur de toucher à un sujet trop brûlant. C’est à cette condition seulement qu’une pareille institution pouvait se soutenir dans une société prospère et intelligente; elle aurait été perdue le jour où l’on aurait été libre de la discuter. Aussi, malgré leurs prétentions libérales, les gens du sud ne reculaient-ils devant aucune violence pour étouffer dans son germe tout débat sur ce sujet. Quiconque se serait permis le blâme le plus timide n’aurait pu continuer à vivre dans le sud : il suffisait de montrer au doigt un étranger en l’appelant abolitioniste pour le désigner aussitôt aux fureurs de la populace. Un des meilleurs citoyens des États-Unis, M. Sumner, ayant plaidé dans le sénat la cause de l’émancipation avec autant de courage que d’éloquence, un de ses collègues du sud lui asséna dans l’assemblée même des coups de canne plombée qui le laissèrent à demi mort, et non-seulement ce crime demeura impuni, tous les tribunaux de Washington étant alors occupés par des esclavagistes, mais l’assassin reçut des dames du sud une canne d’honneur pour prix de son exploit. Enfin il suffit qu’un simple fermier du Kansas, John Brown, ruiné et persécuté par les esclavagistes, voulût se venger d’eux en Virginie et réunît à Harpers-Ferry une douzaine de nègres fugitifs, pour causer dans le sud une émotion immense. On crut à la guerre civile, on se prépara à une levée en masse, et il fallut envoyer de Washington des troupes régulières pour s’emparer de cet homme, qui expia à la potence la peur qu’il avait inspirée aux fiers Virginiens.

Il ne suffisait pas toutefois de protéger ainsi l’esclavage dans son propre domaine; il fallait encore, pour le mettre à l’abri de toute attaque extérieure, faire reconnaître sa suprématie dans tous les