Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/421

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas une parole; seulement, quand on l’invitait à redire un mot qu’on épelait tout haut, il le répétait tant bien que mal. Une minute après, il lui était impossible de recommencer. Si au lieu d’un mot on prenait une phrase simple et facile à comprendre, il la répétait assez bien; mais il ne fallait pas que la phrase fût compliquée, car alors il s’arrêtait au milieu, bredouillait, et quand une fois il s’était arrêté, il ne pouvait même plus prononcer de nouveau les premiers mots de sa phrase. Enfin, chose singulière chez un homme qui ne peut, sans être aidé, prononcer une parole, lorsqu’on commençait à compter tout haut, il continuait sans le secours de personne. Il semblait même y trouver une vive satisfaction.

On s’est demandé si cette impuissance à penser des mots n’était pas une véritable perte de mémoire, une amnésie verbale, pour nous servir du mot employé par Lordat. Il est incontestable que l’amnésie verbale joue un grand rôle dans l’aphasie. Marcou, lorsque sa maladie commençait à s’amender, pouvait dire des phrases tout entières, mais il ne pouvait trouver les noms de choses ; on lui montrait son bonnet de coton en lui disant de prononcer le nom de l’objet; il ne pouvait se le rappeler. On lui disait alors : C’est un bonnet de coton. Il répétait le mot bonnet de coton, mais deux minutes après il avait oublié. Cependant on ne peut appeler amnésie l’état d’impuissance absolue dans lequel sont placés la plupart des aphasiques, car il leur est tout à fait impossible de prononcer une syllabe même lorsqu’on la dit tout haut devant eux pendant un temps fort long : évidemment ce n’est pas l’absence de mémoire qui les empêche de parler. L’étude des mots que répètent les malades montre qu’il y a dans leur intelligence une sorte de travail mnémotechnique analogue à ce qu’on observe chez les aliénés. On sait que certains aliénés ont la manie d’écrire : la plupart du temps ce sont des idées incohérentes, des mots sans suite apparente, mais unis entre eux par des rapports bizarres qui nous permettent de saisir sur le fait, pour ainsi dire, le mécanisme de l’association des idées.

Il n’est pas rare de voir des personnes qui ne sont pas aphasiques, mais qui ont oublié complètement certains mots. Tel est le cas, cité par Pline, de l’orateur Messala Corvinus, qui, à la suite d’une chute sur la tête, avait oublié son propre nom. On raconte aussi l’histoire de cet ambassadeur qui, faisant une visite, ne peut donner son nom pour être annoncé. Il cherche en vain, et, ne réussissant pas, demande aux personnes qui sont là : « De grâce, dites-moi quel est mon nom. » Un médecin anglais qui vient de mourir il y a quelques jours, et qui a écrit sur l’aphasie un livre fort intéressant et plein de faits, Forbes Winslow, raconte qu’une dame fut atteinte d’une sorte d’aphasie fort singulière. Elle ne pouvait plus prononcer les pronoms, ni donner aux verbes leur conjugaison ; elle disait souhaiter